[Livre-chronique] Egoscripture (1/3), à propos de tuer Catherine de Nina Yargekov.

[Livre-chronique] Egoscripture (1/3), à propos de tuer Catherine de Nina Yargekov.

février 26, 2009
in Category: chroniques, Livres reçus
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  Nina Yargekov, Tuer Catherine, ed. POL, 250 p. ISBN : 978-2-84682-278-7. 18€.

  [  Quatrième de couverture  ]  

"Minable Héroïne de seconde zone, Catherine est un personnage de fiction sans roman fixe qui a eu l’indécence d’élire domicile dans mon corps. Au départ, je m’étais faite à l’idée d’être deux : je suis partageuse, comme fille, moi. Mais le problème est parfaitement incompatible avec la vie saine que je m’efforce de mener : elle est obsessionnelle, monomaniaque, hystérique, et j’en passe. Aussi ai-je décidé de l’éliminer. Définitivement."

  [  Chronique  ]  

[Cet article est le premier d’une série de 3, concernant l’egoscripture. Cette série a pour but de cerner à partir de trois récits qui viennent d’être publiés, la manière dont s’envisage une écriture de soi. Le deuxième article portera sur Dans ma maison sous terre de Chloé Delaume, où, après avoir examiné à travers Nina Yargekov la question de la schizophrénie, je développerai la question du rapport aux stratifications de la mémoire comme processus d’écriture. Le troisième article, qui sera plus critique, analysera le dernier livre Isabelle Zribi et la question des vecteurs affectifs comme réécriture de soi.]

Commencer à parler de l’egoscripture à partir de Tuer Catherine. Alors que s’analyse de plus en plus l’auto-fiction ou encore l’egofiction, ici sera privilégiée, la question de l’écriture de soi, donc de savoir comment celui qui écrit se donne à l’écriture, dans l’écriture, se révèle ou se travestit, idéalise, dramatise, crée en quelque sorte une image de soi par les mots qui en écart, cependant tout à la fois par la forme énonciatrice à la première personne du singulier et d’autre part, la nature de ce qui est contenu dans le texte, renvoient bien à elle. Car que cela soit l’auto-fiction ou l’egofiction, ce qui est en jeu — qu’il y ait ou non diffraction selon le prisme littéraire — c’est bien le sujet qui s’écrit, qui s’écrit en se nommant dans le récit. Ce n’est pas tant la question de la fictionnalisation qui sera poursuivie ici, et donc la discussion entre Doubrovsky et Genette, mais la question de la connaissance de soi par l’écriture. Cette écriture de soi, relevant d’un art lointain, dès Les confessions de Saint Augustin, se révèle d’abord et avant tout comme expression intentionnelle de soi, mise en lumière de ce qui silencieusement se tisse dans la pensée. L’egoscripture est ainsi une question plus originelle que la question de l’auto-fiction, puisqu’elle tente de cerner en quel sens se constitue les conditions intentionnelles de l’écriture de soi.

L’egoscripture : comment le sujet advient par son langage à lui-même, comment il se joue dans l’écart, irrémédiablement ouvert et dialectique, entre d’un côté un vécu de sens réel, incorporé, psychologiquement actif et déterminant son existence et de l’autre un vécu de sens de soi par la médiation de celui qui est écrit, décrit, peint, et qui n’est autre que soi. Rencontre de deux affects celui qui est lié au soi réel, et celui qui est attaché à cette réalité littéraire de soi.  Egoscripture : donc deux affects, celui immanent à soi comme sens vécu du monde, et celui qui lie l’écrivain à celui qu’il va donner au lieu et au nom de soi, comme lieu possible de soi, comme variation de soi. Nina Yargekov met précisément au début de son récit cet écart entre les deux vécus. D’une part, elle, elle qui écrit, qui raconte, qui a une personnalité déterminée, et de l’autre Catherine, son hétéronyme, sorte de post-adolescente, infantile, au surjeu existentiel, aux traits caricaturaux [p.11-12]. Deux vécus de sens distants, mais qui se jouent dans et de la même personne, celle qui revendique la parole par le récit, qui se revendique vérité de l’identité du sujet qui s’exprime. 

Commencer par Tuer Catherine, car p.110, avec clarté, Nina Yargekov met en lumière de quoi il s’agit dans son texte, certes avec l’ironie et le badinage dialogué qui caractérise son texte, en anéantissant quasi immédiatement ce qu’elle écrit, mais cependant avec une réelle justesse : "— C’est un texte sur la reconstruction de la réalité. — Mais c’est de la fiction ou pas, décidons-nous ? — C’est une sorte de science-fiction neuronale. — De la psycho-fiction. — De la cortex-fiction. — De la névrose-fiction." Ce n’est pas la question de la fiction qui est ici essentielle. Mais bien de quelle manière, la pensée, les circuits neuronaux, le cortex, se fictionnalise dans l’écriture et ses plis. Dans Discours-figures, Lyotard expliquait que la pensée avait un oeil toujours ouvert sur elle-même [p.13], lui permettant de se saisir, de se penser, de se penser à travers la pensée d’objets extérieurs. L’egoscriture serait ainsi, en quelque sorte, la tentative de représenter à la première personne du singulier, sa propre pensée, en écart de soi. La pensée se donnerait à voir dans le tissu littéraire. Ainsi l’architecture du livre serait au sens propre l’architexture de la pensée, son édifice et tout à la fois la trace de ses fondations. Non pas métaphore de la pensée, mais bien forme de la pensée, au sens où les mouvements visibles de la structure écrite seraient le résultat des mouvements de pensée.

Tuer Catherine va un peu dans tous les sens. Ce n’est pas un défaut, mais une qualité, on retrouve une certaine inventivité narrative des années 60-70, de la multiplication des genres, de l’autoréflexivité constante et de ses jeux possibles. L’écriture donne à voir la confusion de la pensée. Cette confusion vient du fait, de la schize de la narratrice. Elle est Catherine, Catherine comme étant aussi elle, se superposant à elle.

L’écriture — si dans un premier temps elle est reconnaissance de la prégnance de cette autre-là en soi —  vise toutefois à exorciser cette présence, à l’objectiver et la fixer en tant que présence extériorisée. Double exorcisme dans le texte : se débarrasser d’une présence mais aussi de la complexité neuronale pour la narratrice, qui est issue de cette présence.

Dès lors, phénoménologiquement, apparaît que l’altérité appartient à la dimension immanente de l’ego, en tant que variation possible de celui-ci le dépropriant de sa maîtrise de soi. Catherine n’étant pas une réalité extérieure (les autres non fictionnels), on comprend que c’est bien une différenciation en soi, dans la pensée de soi, qui lui permet sa naissance. Dès lors on peut comprendre que la variation éidétique [cf. Husserl, Méditations Cartésiennes] de soi en soi, au lieu de n’être qu’un jeu sans impact sur la constitution de l’identité de soi, se révèle comme moment de rupture en soi, entre d’un côté le soi-narrateur et de l’autre le soi-résultat de la variation. Tout le monde crée en soi des variations d’images de soi. Comme on le dit communément, on refait le film d’un événement, on rejoue un moment de la journée, mais cette variation reste comme fiction de soi, qui en tant que pensée ne vient pas remettre en cause ce qui a eu lieu, ne vient pas destabiliser l’assurance ressentie de l’identité. L’image de soi issue de la variation éidétique de soi, n’est d’aucune manière un double qui hante, seulement l’expression du regret ou du remords, ou encore un jeu à postériori où on imagine des potentialités de dénouement autre que ce qui a eu lieu. Là, avec Nina Yargekov, la variation éidétique de la narratrice au lieu d’être tenue à distance, comme simple cas imaginé, non seulement vient se supperposer au soi, mais en plus n’est pas à postériori, mais bien immanent au vécu de sens de soi. C’est ici que se joue la vraie schize. Le soi, s’abandonne dans la variation de soi, au point de venir se biffer, se tenir en retrait, incapable d’agir en son nom, abandonnant son nom à cette autre de soi. Témoin silencieuse, la narratrice regarde faire cette autre soi de soi.

Telle qu’elle en témoigne : "Le pire c’est quand même l’installation stéréophonique dans la tête. (…) Ce qui est vraiment, vraiment insoutenable dans le quotidien, c’est sa voix, sa voix que j’entends nuit et jour, qui surgit à n’importe quel moment, sous n’importe quel prétexte, pour commenter, paraphraser, déformer la situation que je suis en train de vivre" [p.52].

Ici, ce n’est plus la question psychologique qui nous intéresse, mais bien comment se scinde l’unité synthétique de la conscience, au point qu’une partie de la pensée produite soit projetée sur un autre sujet en soi. Un autre sujet que soi en soi. Un sujet de substitution, qui à la fois est le même et l’autre.

Nina Yargekov nous fait assister au duel intime de deux vecteurs d’identité du sujet. Catherine, si elle est apparue, c’est parce que le vécu de sens de la narratrice ne parvenait pas à concorder précisément avec les situations. Catherine est l’incarnation dans le champ de la pensée d’une potentialité de concordance situationnelle qui s’est autonomisée. Catherine crée une concordance de sens, certes hyperbolisée en un personnage extravagant, mais qui à sa manière se réapproprie les situations réelles et en métamorphosent le sens. La narratrice ainsi se voit doubler par cette autre d’elle-même. Pour le sujet non-pathologique, cette possibilité de variation intentionnelle ne serait pas étrangère à elle-même, elle lui serait même concordante sous le terme de la volonté, de la décision. Ici, ce dont Nina Yargekov témoigne, c’est que justement, la variation intentionnelle d’elle-même, s’émancipe du sujet réflexif et crée un deuxième sujet réflexif en soi. On pourrait même imaginer autant de sujets qu’il y aurait de possibilités de variations intentionnelles. Une piste serait à suivre : Pessoa et ses hétéronymes.

Dès lors, face à cette division de soi, vécue comme contradiction en soi, l’écriture est la possibilité dialectique de la réconciliation de la différence. Car celle qui écrit n’est ni le sujet narrateur, qui lui-même dans l’écriture est devenu autre que soi, ni Catherine. En écrivant, celui qui écrit se crée un nouveau sujet qui est le scrutateur de cette division intérieure, permettant de les réconcilier dans le jeu de l’écriture, qui n’est autre que le jeu de la pensée. Écriture exorcisant la division, en l’incarnant comme objet d’un soi subsumant la division. "La distance entre auteur et narrateur est parfois difficilement perceptible, mais elle existe ne l’oubliez pas" [p.170].

C’est sur ce point que la question de l’egoscripture se différencie des questions de l’autofiction. L’egoscripture interroge d’abord la question intentionnelle du rapport du sujet à lui-même dans l’acte de différenciation de soi par l’écriture. Cette question se constitue dans le champ d’une phénoménologie de l’intentionnalité littéraire. En quel sens le sujet se présente dans l’écriture et se réélabore intentionnellement. Tuer Catherine est un exemple parfait de cette réélaboration au niveau littéraire. Comme purent l’être, en leur temps aussi bien Les Confessions de Saint Augustin, que celles de Jean-Jacques Rousseau. Ce qui est intéressant ce n’est pas le contenu du dire, mais bien les enjeux du dire dans les stratégies du sujet à se consitituer intentionnellement. Tuer Catherine, pour la narratrice, ainsi apparaît aussi comme se tuer telle qu’elle était, à savoir en tant que sujet confronté à son abandon face à Catherine. Donc, il y a double volonté de destruction dans cette entreprise, en vue de la constitution d’un soi qui ne sera ni celui de la narratrice, ni celui de Catherine.  

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Philippe Boisnard

Co-fondateur de Libr-critique.com et administrateur du site. Publie en revue (JAVA, DOC(K)S, Fusees, Action Poetique, Talkie-Walkie ...). Fait de nombreuses lectures et performances videos/sonores. Vient de paraitre [+]decembre 2006 Anthologie aux editions bleu du ciel, sous la direction d'Henri Deluy. a paraitre : [+] mars 2007 : Pan Cake aux éditions Hermaphrodites.[roman] [+]mars 2007 : 22 avril, livre collectif, sous la direction d'Alain Jugnon, editions Le grand souffle [philosophie politique] [+]mai 2007 : c'est-à-dire, aux éditions L'ane qui butine [poesie] [+] juin 2007 : C.L.O.M (Joel Hubaut), aux éditions Le clou dans le fer [essai ethico-esthétique].

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3 comments

  1. Fabrice Thumerel

    Cher Philippe, j’ai lu avec d’autant plus d’attention cette brillante analyse que le livre sur lequel je suis en train d’écrire, JE SUIS CELA de Daniel Franco, relève également de l' »egoscripture ». Ta distinction entre fictionnalisation de soi (« autofiction ») et constitution de soi par l’écriture (« egoscripture ») est très convaincante. Au reste, à propos de ce livre, on pourrait également parler d' »alteregographie » ou d' »hétérographie », dans la mesure où la narratrice pratique la perpétuelle mise à distance de soi et de l’écriture même (les passages parodiques sont d’ailleurs très drôles).

  2. Aurélien MARION

    Trois exemples me viennent :

    – « Bibi » de C. Pennequin me paraît aussi entrer dans la catégorie d’egoscription, ne serait-ce que par la tentative de tracer un moi dans le redoublement ajointant ce qui est déjà double (bi-bi, suit les ouvrages « bibine », qui passa par « bine », et le chef d’oeuvre « Mon binôme », qui dépasse largement l’egoscripture) : écrire pour éprouver la pensée comme mienne plutôt qu’écrire la pensée en éprouvant mon écriture, comme les autofictions;
    – « L’instant de ma mort » de M. Blanchot fut nommée « autothanatographie » (par Lacoue-Labarthe, je crois) car le récit traçait cet instant comme toujours en instance, comme si Blanchot éprouvait enfin ce qui avait pu constituer le « mourir », condition de son expérience littéraire : j’y verrais aussi une egoscripture, comme si l’auto-X-graphie devait en passer par là;
    – P. Boisnard avait parlé d' »exographie » (à propos du dernier Quintane, il me semble), comme écriture de son être-autre… J’ai repris ce terme pour certains livres de Nina Bouraoui… Là, cela m’inspire un rapport : l’egoscripture comme expérience de relève dialectique de l’autofiction par l’exographie… Même si, à mon sens, y’a toujours des restes qui tracent de l’indialectisable et que ce sont ces restes qui peuvent sortir et nous toucher, donc prendre une posture poétique (au sens prigentin)…

  3. rédaction

    @ Aurélien :
    Merci de ce commentaire constructif.
    En développant le concept d’egoscripture, et donc de l’egoscription comme vous le mettez en évidence, je fais passer la recherche du littéraire au phénoménologique.
    En fait dès me spremeisr articles sur Pennequin (2000) j’étais dans cet horizon. D’ailleurs les articles étaient publiés dans une revue de philosophie Le Philosophoire, et je tentais de cerner la question de l’intentionnalité littéraire et non pas de la nature littéraire.
    Cette question de l’intentionnalité littéraire étrangement ce n’est pas dans la philosophie qu’on la voit le plus, même si elle est loin d’être absente, mais dans la sociogénétique, d’où notre rencontre avec Fabrice Thumerel.

    Comme je vais le montrer dans l’article sur Chloé Delaume : cette intentionnalité est sans doute très liée à la question du passé, de ce qu’implique le passé quant à la construction de soi.
    Si cela vous intéresse : je vous renvoie aux articls des années 2000-2002 du Philosophoire traitant entre autres de Pennequin, Dufeu, Heidsieck, Chaton, portant sur la question du passé transcendantal.

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