[Livre-chronique] Julien d'ABRIGEON, Le Zaroff

[Livre-chronique] Julien d’ABRIGEON, Le Zaroff

décembre 16, 2009
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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Julien d’Abrigeon, Le Zaroff, Léo Scheer, 122 p. 15 €, ISBN : 978-2-7561-0213-9.

Cela fait longtemps que l’on attendait ce livre. Tel que me le rappelait récemment Julien d’Abrigeon, une des premières lectures de ce qui n’était à l’époque qu’un travail non encore achevé en livre, fut à Arras, il y a pas mal d’années, dans le cadre des lectures que nous organisions avec l’association Trame Ouest. C’est donc avec un immense plaisir que je retrouve maintenant Zaroff publié.

4ème de couverture : "Je m’appelle Zaroff est le nom que l’on me donne. Je suis vieux, 23 ans, âgé depuis longtemps, j’accumule richesses dans le dénuement le plus total, j’habite Paris, en Angleterre, sur le continent asiatique, une île de terre ferme. Je suis blond, cheveux très noirs, le regard sombre, bleu clair, ma taille est imposante, je suis trapu, fort, ma faiblesse physique due à mon âge se ressent sur ma voix claire, étouffée, je déteste les pauvres car ils n’ont pas vécu ce que nous, les pauvres, avons vécu, c’est pour cela que j’abats les riches, j’en suis un je sais ce que c’est, je suis pour plus d’équité sociale même si cela doit aggraver les inégalités, j’existe n’existe plus je n’ai jamais existé sinon dans les rêves de ceux qui ne rêvent pas. J’aime tuer, cela me dégoûte. Je me sens moralement bon mauvais puisque je suis amoralement immoral."

Chronique :

Tout commence par l’exergue. Et d’abord ceci cité de La chasse du comte Zaroff de Richard Connel : "Dieu a créé certains hommes pour être des poètes. De certains il fait des rois, d’autres des mendiants. De moi, il a fait un chasseur." Poésie du chasseur, poésie de l’art de tuer. En 30 chasses et 14 traques, Julien d’Abrigeon nous ouvre à l’art littéral de tuer des proies humaines. Zaroff nous parle, à la première personne, de chacun de ses meurtres. Que cela soit les scouts, premières proies dans l’ordre établi, mais n’arrivant qu’à la page 103, des contrats qui "permettent de commettre des crimes gratuits tout en étant rémunérés" de sorte qu’au "plaisir s’ajoute une jubilation supplémentaire" [p.42] ou bien encore de tous ces nombreux, plus ou moins anonymes, chacune des trente variations de l’art de tuer s’expose comme jeu de la langue, jeu de la langue prise dans le jeu du meurtre.

Car l’art poétique dont il est ici question, s’il est, par l’exergue, lié à l’art de tuer, est incarné d’abord et avant tout par un art d’écrire. Il ne s’agit pas d’un roman à proprement parler. Mais bien d’un montage, d’un dispositif poétique contemporain. Chacune des 5 séries présentes [chasses + sorties + reflets + traques + cavales] est ventilée en désordre et de manière parcellaire (à l’exception des chasses) au coeur des pages. Ce procédé, s’il peut avoir dans certaines créations un réel intérêt, comme par exemple chez Chloé Delaume s’amusant des livres dont on est le héros, ici ne m’a pas convaincu, paraissant un peu artificiel. Par contre, comme cela apparaissait déjà dans son premier livre, Pas billy the kid, les créations stylistiques et poétiques sont nombreuses, amenant un certain plaisir dans la lecture, du fait de ruptures énergisant le passage d’une partie à une autre. Alors que dans son premier livre, le style était encore trop proche d’autres écritures, paraissant même parfois les mimer, y renvoyant plus ou moins consciemment, il y a une réelle autonomie de la création stylistique dans le Zaroff.

Cet art poétique ne s’attache cependant pas seulement à l’art de découper en rondelles des quidams ou dans l’art de les cibler et de les tuer comme du gibier. S’il est indéniable que les chasses prennent une grande place, cependant, les 4 autres séries sont elles aussi fondamentales, notamment les reflets : parties qui m’ont le plus intéressé. Les reflets sont le lieu de ce retour sur soi de Zaroff, de son art du cynisme, de la manière de se prévaloir de son rôle et de sa place. Si le premier reflet, conjuguant l’oxymoron plus qu’il n’en faut, ressemble trop à un exercice de style avec certaines maladresses me semble-t-il, toutefois, il reste que les deux dernières lignes exposent parfaitement la tension du personnage : "j’aime tuer, cela me dégoûte. Je me sens moralement bon mauvais puisque je suis amoralement immoral". Cette tension, cette dualité, nous la retrouvons de même dans le quatorzième reflet : "je ne suis pas passionné par ma passion" [p.62]. Et c’est cette tension qui fait la qualité du personnage, cette tension posant sa difficulté de se saisir, même s’il essaie de se déterminer seulement comme un tueur. Zaroff n’est pas seulement un tueur car il témoigne de ce qu’il est, parce qu’il se pose la question de son propre être, de sa nécessité en tant que chasseur qui traque et tue. Zaroff est l’incarnation d’une cruauté qui s’interroge sur sa nécessité, sur la consistance de son propre être. En écho d’une autre culture, chère à Laure Limongi, éditrice de ce Zaroff, il y a une parenté entre le personnage de Julien d’Abrigeon et Dexter, notamment et surtout dans leur manière de prendre conscience d’eux-mêmes.

Dans l’ensemble, le livre de Julien d’Abrigeon est un bon deuxième livre, on y retrouve sa langue, celle de ses lectures publiques, on y retrouve la dérision de ses textes, partagée avec le groupe Boxon.

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Philippe Boisnard

Co-fondateur de Libr-critique.com et administrateur du site. Publie en revue (JAVA, DOC(K)S, Fusees, Action Poetique, Talkie-Walkie ...). Fait de nombreuses lectures et performances videos/sonores. Vient de paraitre [+]decembre 2006 Anthologie aux editions bleu du ciel, sous la direction d'Henri Deluy. a paraitre : [+] mars 2007 : Pan Cake aux éditions Hermaphrodites.[roman] [+]mars 2007 : 22 avril, livre collectif, sous la direction d'Alain Jugnon, editions Le grand souffle [philosophie politique] [+]mai 2007 : c'est-à-dire, aux éditions L'ane qui butine [poesie] [+] juin 2007 : C.L.O.M (Joel Hubaut), aux éditions Le clou dans le fer [essai ethico-esthétique].

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