Quant au travail propre de Jérôme Meizoz, il offre                tout d’abord un prolongement aux «pistes théoriques»                ouvertes par Pierre Bourdieu «à partir d’études                sur de nouveaux objets» (p. 74). C’est ainsi qu’en s’appuyant                sur «les enjeux du style légitime» dégagés                par l’éminent sociologue, l’essayiste rend compte des polémiques                autour du «roman parlant» (Céline, Cendrars,                Giono, Poulaille, Ramuz…) qu’entretiennent, dans l’entre-deux-guerres,                écrivains, linguistes, grammairiens, pédagogues et                critiques de presse ; ou encore du plurilinguisme propre à                de nombreux écrits romands aux XIXe et XXe siècles,                tant certains écrivains — de Mme de Charrière                à Novarina, en passant par Töpffer, Ramuz et Chappaz                — n’hésitent pas à émailler de traits                dialectaux la langue dominante. Mais surtout, cet ouvrage apporte                une double contribution à la sociopoétique, qui combine                sociologie historique et poétique formelle pour appréhender                les textes au double plan macro- et microstructurel. La première                consiste à développer la théorie des prismes                élaborée par Alain Viala, qui concerne les relations                médiatisées des textes aux contextes ; Jérôme                Meizoz distingue, non pas quatre mais sept prismes : «prisme                du marché», «prisme du champ littéraire»,                «prisme du support», «prisme des autres textes»,                «prisme de la textualité», «prisme des                producteurs» et «prisme des consommateurs». La                pertinence d’une telle approche éclate dans les chapitres                consacrés aux 152 proverbes mis au goût                du jour (1925) de Paul Eluard et Benjamin Péret,                et à «Liberté» (1942) du même Paul                Eluard. D’une part, le sociologue montre comment l’opération                surréaliste de détournement des proverbes est la retraduction                dans le champ de clivages morphologique, générationnel,                culturel, générique et économique : la restructuration                du champ occasionnée par une première guerre mondiale                des plus meurtrières (parmi les victimes, 525 écrivains                !) favorise l’avènement de jeunes auteurs qui, dotés                de nouvelles dispositions socioculturelles, sont enclins à                bouleverser les formes littéraires et le mode de circulation                des textes. D’autre part, il met en lumière la façon                dont le processus de structuration et d’écriture d’un poème                qui, désormais célèbre, a fait l’objet d’une                série d’appropriations historiquement situées, s’explique                par une lecture prismatique qui porte sur les effets de champ indirects                qu’a engendrés la censure, mais encore sur l’engagement communiste                de l’«auteur», les divers supports ayant assuré                au texte une large diffusion, ainsi que la relation de ce texte                à des traditions populaire (chanson) ou savantes (poésie                médiévale et surréaliste).
Arrêtons-nous maintenant sur la principale contribution de                cet essai. Contre la conception bourdieusienne du discours comme                actualisation d’une position, l’énonciateur tirant son autorité                de sa situation dans le champ, Jérôme Meizoz recourt                à l’interactionnisme de Goffman et à la linguistique                pragmatique pour poser que l’image publique de soi que l’«auteur»                délivre dans ses discours comme ses conduites non-verbales                résulte des complexes interrelations entre position et prises                de position, la première expliquant les secondes et les secondes,                en tant que performances particulières, construisant ou modifiant                la première. Définir l’auteur comme «agir postural»,                «posture auctoriale», met le sociologue en mesure de                comprendre, entre autres, la singularité du polémique                Michel Houellebecq : si une violente controverse éclate après                la parution de Plateforme (2001), c’est                que «l’auteur pseudonyme se met à la traîne                de sa fiction […], à rejouer machinalement                dans l’espace public le personnage d’antihéros aux propos                « socialement [in]acceptables » auquel il a délégué                la narration» (p. 202). Reste qu’il conviendrait de s’interroger                en profondeur sur la multiplication de ce genre de mise en scène                médiatique : le recours à une démarche de type                sociogénétique s’imposerait afin de faire le départ                entre posture et imposture, marketing littéraire et innovation                véritable, bluff et positionnement original…
De même, un an et demi avant ce livre qui, malgré certains                chapitres trop courts, atteint pleinement son objectif de défendre                et illustrer une méthode, avec brio et sans aucun systématisme,                le sociologue réussit à mettre en lumière le                caractère exceptionnel de la posture rousseauiste : jouant                à «qui perd gagne», l’écrivain-philosophe                transforme en atout sa marginalité géopolitique, sociale                et religieuse, inventant ainsi une nouvelle forme de légitimation                intellectuelle qui fera son chemin de Vallès à Ernaux,                en passant par Péguy et Céline. Ainsi, en une centaine                de pages, Jérôme Meizoz nous brosse un portrait de                Rousseau en gueux philosophe, formule empruntée à                Voltaire pour mieux souligner le gouffre qui les sépare :                à l’universalisme abstrait d’un pur produit du système                mécénal s’oppose la pensée démocratique                d’un philosophe plébéien qui, en cette fin d’Ancien                Régime où les petite et moyenne bourgeoisies sortent                de l’ombre, donne la priorité à l’expérience                et réclame le droit à la parole des hommes du commun.                Cette démarche sociopoétique a le mérite de                rattacher les conduites et les textes de Rousseau à un champ                qui voit l’émergence d’un véritable marché                littéraire assurant aux auteurs une plus grande autonomie,                mais aussi d’aborder l’originalité d’un tel positionnement                dans une étude de réception qui permet de poser le                problème de la minorité littéraire sans tomber                dans le triple travers culturaliste, universaliste et textualiste.
![[recherche] L'oeil sociopoétique de Jêrome Meizoz, par Fabrice Thumerel](http://www.t-pas-net.com/libr-critique/wp-content/uploads/2013/09/Capture-d’écran-2013-09-03-à-18.17.49.png)