[Revue-chronique] <em><strong>L'Étrangère</em></strong>, n° 21-22

[Revue-chronique] L’Étrangère, n° 21-22

octobre 9, 2009
in Category: chroniques, UNE
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L’Étrangère, éditions de la Lettre volée, Bruxelles/Paris, n° 21-22 : "Sur l’interdit", été 2009, 228 pages, 25 € (45 € l’abonnement annuel : trois numéros), ISBN : 978-2-87317-343-2. [20, Bd Barthélemy B-1000 Bruxelles ; M. Brosseau/L’Étrangère, 40 rue Jules Auffret 93500 Pantin].

On découvrira sans plus tarder cette livraison d’une rare densité qui, mutation sociale oblige, passe en revue les (nouvelles) formes d’interdit les plus diverses.

"Tout reste à dire de l’étrangeté du réel, d’autant que la parole qui exprime ce qui n’a pas encore été exprimé demeure étrangère à elle-même" (quatrième de couverture).

"C’est un sérieux symptôme du déclin de la vie publique, lorsque même les critiques, c’est-à-dire des intellectuels publics, ne comprennent plus ce que fait un auteur en menant des expériences sur les aspects explosifs des matériaux dangereux" (Peter Sloterdijk, Dans le même bateau : essai sur l’hyperbolique, 1993 ; trad. fr., L’Arche, 1997).

S’il y a quarante ans encore, la transgression des interdits allait de soi, qu’en est-il en des temps où la permissivité semble avoir triomphé ? Dans une sphère occidentale régie par un nouvel esprit de sérieux, mélange de bien-pensance et d’idéologie sécuritaire – au nom de laquelle on va jusqu’à faire pression sur les individus afin de les sensibiliser à la nécessité des mesures de protection en tous genres –, Pierre-Yves Soucy a raison de rappeler que, plus que jamais, les conditions sont requises pour que les artistes et écrivains exercent leur rôle critique en s’attaquant aux nouveaux interdits qu’a imposés la société de contrôle qui a succédé à la société disciplinaire.

Cette présentation est suivie de réflexions générales (Christophe Van Rossom, Henri-Pierre Jeudy, Véronique Bergen, David Christoffel, Jean-Paul Michel et Bernard Desportes) ou particulières (Hervé Castanet sur Witkin, Gabrielle Napoli sur l’"écrivain interdit" Imre Kertész ; sur interdits et liberté créatrice, Agnès Tricoire, Laurent Six, Patrick Beurard-Valdoye et Agnès Lontrade). Des premières, il ressort que désormais les interdits ne visent qu’ à sauvegarder des lois du marché devenues évidences culturelles ; le discours marchand étant "obligatoire", sont censurés toute parole et tout imaginaire originaux. Rien d’étonnant, donc, à ce que, dans un monde où l’on invoque la transparence pour mieux masquer les nouvelles formes de domination et de violence (symbolique ou non), ceux qui bravent les interdits soient "les amoureux de la nuit" (Van Rossom). Autre paradoxe, formulé en ces termes par D. Christoffel : "Maintenant qu’on peut tout dire, on n’a plus rien à se dire" (p. 107)… Aussi la permissivité ambiante ne s’avère-t-elle rien d’autre qu’un leurre supplémentaire, la seule liberté inventée pour l’individu posé comme être-(h)unique étant celle de bêler à l’unisson : "Cet être unique – bientôt cloné ? – est constitué et jouit de toutes les permissions qui lui sont accordées. Permissions pensées pour lui, offertes ou imposées comme autant de libertés" (Desportes, 199). Jean-Paul Michel rappelle d’ailleurs que « la "permissivité", c’est la longe allongée, non l’absence de licol » (194). La nouvelle censure qu’a réussi à imposer une société spectaculaire dont l’objectif est d’assurer "l’assignation télévisuelle à résidence, à heures fixes, par dizaines de millions, des non-sujets de la middle class mondialisée" (196) – une société de l’entertainment qui nous enjoint d’adopter le néo-parler-gaga – frappe ces anciennes valeurs que furent la solitude, la méditation, le silence, la distance, l’existence personnelle, la fantaisie, l’"impossible"

La permissivité est la principale caractéristique d’Usinareva, cité imaginaire dont le slogan met en relief la dérive potentiellement inscrite dans l’une des perspectives ouvertes par mai 68 : "Il est interdit d’interdire"… C’est ainsi que le seul texte de création recueilli dans ce volume, signé CUHEL, ressortit à un projet alliant modernité carnavalesque et travail postmoderne de déconstruction : recyclant les discours dominants, il propose une contre-utopie dans laquelle l’absence d’interdit a pour corollaire un monde anomique où la frénésie consommatrice et le désir absolutisé n’ont pour seule limite que la mort.

Alors que A. Tricoire fustige ce type spécifique d’anomie lié au relativisme marchand, L. Six envisage l’interdit comme source de création. Au reste, ce qui est certain aujourd’hui, c’est que la censure n’a plus besoin d’alibi esthétique, recourant à l’arbitrage/arbiraire juridique (A. Lontrade), et que le terme même de "poète" est non seulement désacralisé, mais encore déclaré administrativement hors-la-loi : à une époque où triomphe un roman "écrit en monoforme", le temps n’est plus à la haine de la poésie, mais à la réaffirmation de la poésie (avec un petit p) comme puissance de questionnement Politique (Beurard-Valdoye)…

On retiendra enfin les études particulières de Hervé Castanet et de Gabrielle Napoli. Pour le psychanalyste, la raison qui pousse le photographe Joël-Peter Witkin à transgresser les interdits par ses clichés pervers remonte à une scène traumatique de l’enfance : c’est en s’identifiant à l’œil d’une petite fille morte sous ses yeux qu’il pratique son art. Quant à la spécialiste d’Imre Kertész, elle montre bien qu’après Auschwitz l’écriture devient pour lui "une mise à mort permanente du créateur" (101).

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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2 comments

  1. Olivier Mannoni

    Si je puis me permettre cette remarque, le « Soulèvement contre le monde secondaire » n’est pas de Peter Sloterdijk, mais de Botho Strauss.

    Bien cordialement,

    OM

  2. Fabrice Thumerel (author)

    Merci beaucoup de m’avoir alerté, cher Olivier Mannoni, vous qui avez justement traduit Peter Sloterdijk : je viens de rectifier la confusion (en fait, dans son essai sur l’hyperbolique, l’écrivain commente l’oeuvre de Botho Strauss)…

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