[Revues] Feu d'artifices revuiste ! (1/2)

[Revues] Feu d’artifices revuiste ! (1/2)

juillet 16, 2010
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
0 3163 3

Notre après-14 juillet… un Feu d’artifices des revues qui nous ont marqués ce dernier semestre et dont nous n’avons encore pu parler : tout d’abord, la première livraison du collectif CONTRE-ATTAQUES (Al dante, printemps 2010) et le diptyque de CHIMÈRES intitulé "Dedans-dehors" (n° 70 + n° 71, 2009).

Contre-attaques, Première perspective : Michel Surya, Al dante, printemps 2010, 392 pages, 23 €, ISBN : 978-2-84761-881-5.

Cette première livraison se veut résolument offensive, ouvrant "un espace contre", faisant "appel à l’écriture, à la pensée en action, singulièrement, selon les champs du multiple et du possible" : "Les auteurs de Contre-attaques forment le bataillon d’âmes qu’il faut pour en finir avec l’ordre et l’être qui néantisent et aliènent." Rien moins que cela. Et pourtant, d’emblée Michel Surya pose ce constat : « Tirons que le mot "intellectuel" désigne une période révolue (où réforme et/ou révolution avaient un sens), que le reprendre est impossible »… Que faire alors ? Ouvrir des brèches, lancer des contre-attaques… Se convaincre avec Michel Surya que "penser peut décider de tout", se situer dans le sillage de son antiphilosophie… se placer à l’enseigne de la double trilogie Pascal/Kafka/Beckett et Bataille/Debord/Derrida… faire sien le "Manifeste de l’après-Futurisme" que propose Franco Berardi : face à un monde dominé par l’idéologie marchande et le travail aliénant, "la poésie doit créer un territoire d’imagination partagé où l’on puisse se délivrer de toute dépendance au pouvoir économique"…

Chimères, revue des schizoanalyses, n° 70 et n° 71 : "Dedans-dehors", 2009, 14 € le volume de 288 pages.

On ne peut que saluer cet extraordinaire diptyque consacré aux complexes interrelations entre ces deux notions a priori antinomiques. La problématique de chaque volume est affichée dans chaque sous-titre : 1. "une dichotomie tactique, un peu de fiction pour forer le réel" ; 2. "la résistance en morceaux".

Le point de départ du premier volume : en un temps où la société de contrôle – dont est issu le Tout-sécuritaire – s’est muée en un univers régi par les flux capitalistes, on est/naît dedans… le dehors, il nous appartient de le faire advenir en cultivant notre devenir-autre, en multipliant les lignes de fuite individuantes… Vu il est impossible ici de rendre compte exhaustivement de "son dedans", on en présentera quelques grandes lignes. À la jouissive "Immonade" de Marco Candore succède une longue et plurielle réflexion sur la crise universitaire : en cette époque d’anti-intellectualisme, voire de barbarie, où "les universitaires français sont en voie de prolétarisation, leur puissance symbolique est considérablement amoindrie" (p. 51), et où le pouvoir en place veut imposer le système capitaliste dans la sphère du savoir, le moment est sans doute venu d’"inventer une forme de résistance permanente" (32), de réapprendre la désobéissance civile, d’élaborer "un espace politique en réseau grâce à internet" (49)… D’autant que, comme le montre parfaitement Maurizio Lazzarato, nous sommes plongés dans une nouvelle forme de dépendance : paradoxalement, la fuite en avant des crédits va de pair avec celle des politiques de rigueur, "puisqu’il s’agit d’installer les gouvernés dans un système de dette infinie" (p. 81). Et pour renforcer encore la dépendance des pseudo-citoyens, on attise leurs peurs irrationnelles : le danger viendrait des "immigrés clandestins" venant "envahir" le territoire… lequel est menacé, certes, mais par les puissances du Marché globalisé (cf. Christiane Vollaire, "Protection de l’espace public : contre qui ?"). "La catastrophe de la mondialisation actuelle, souligne René Schérer dans son entretien avec Jean-Claude Polack, est qu’il n’y a plus d’opposition à l’uniformisation des pensées, des mœurs, du règne de l’argent, etc. Il n’y a plus de contre-pouvoir, de puissance différente qui pourrait mettre un frein à l’extension frénétique des monopoles" (p. 161). Reste – puisque, contre la "pensée-Carrefour", il faut négativer – à cultiver les "utopies capitales" avec Christophe Esnault et Isabelle Guilloteau : contre l’individualisme de masse, la logique marchande et les flux capitalistes, développons l’égotisme, la colère, l’avarice ("Ne pas lâcher un centime dans les lieux de déperdition marchande"), la paresse, la luxure…

Le sous-titre du second tome est explicité dans un édito aussi dense que stimulant, que l’on doit à Elias Jabre, Valentin Schaepelynck et Marco Candore : l’individualisme de masse portant atteinte au processus même de singulation, "nous sommes débités par petits bouts, c’est donc en morceaux que nous résistons." Or, comment vivre dans un monde où le dedans est le reflet d’un dehors tout aussi déconstruit ? dans un univers qui, dépourvu de dehors depuis la "Chute du Mur", n’a de cesse de s’inventer des ennemis du dedans ? dans une société repliée sur un "dedans préoccupé du mythe de sa propre identité" ? Les trois auteurs nous offrent deux échappées. La première est d’ordre politique : "La politique consisterait à trouver des moyens de ne pas s’entendre ensemble, dans des espaces temporaires et à chaque fois renouvelés : anarchie couronnée, règne des incompossibles !" ; la seconde est d’ordre éthique : "Dessiner des contours mouvants pour accueillir nos singularités actives, nos implications, plis et replis de pratiques, de concepts, pour ouvrir des échappées"… À l’intérieur  du volume, Françoise Attiba, quant à elle, insiste sur "la part de l’incomptable" : contre l’actuelle culture du quantifiable, contre la pensée de l’appartenance, du comptable et du classable, elle rappelle qu’"un sujet ne peut être résumé à une ethnie, à une communauté, à une identité, à une culture et encore moins à un diagnostic ou à un patrimoine génétique" (p. 110). Et de citer cette superbe réflexion de Jacques Rancière dans Aux bords du politique (La Fabrique, 1998) : "Il y a de la politique, pour autant que le peuple n’est pas la race ou la population, que les pauvres ne sont pas la partie défavorisée […] etc., mais des sujets […] inscrivant en supplément une figure spécifique du compte des incomptés ou de la part des sans part." Le reste de l’ouvrage met surtout en lumière les manques d’une politique de santé mentale caractérisée par l’incarcération et la technicisation. Enfin, on ne manquera pas ce flux analytique de l’Histoire contemporaine que propose Luis de Miranda ("FluXX"), tout comme l’"Extrait d’insectes urbains", qui fait dialoguer, entre autres, "Moi-même parlant de lui", "Moi cartésien", "Moi du complexe militaro-industriel", "Petit moi de liaison télécom", "Moi ascéto-bêta-nihiliste"…

, , , , , , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

View my other posts

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *