[Chronique] Contre Le Caravage de Haenel, par Guillaume Basquin

[Chronique] Contre Le Caravage de Haenel, par Guillaume Basquin

avril 7, 2019
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[Chronique] Contre Le Caravage de Haenel, par Guillaume Basquin

Yannick Haenel, La Solitude Caravage, Fayard, février 2019, 336 pages, 20 €, ISBN : 978-2-213-70630-6.

On attaquera d’abord, ici, la méthode (ou méthodologie) de Yannick Haenel discourant sur le peintre napolitain Le Caravage ; si on lit la 4e de couverture de l’éditeur, on lit ceci : « Ainsi commence ce récit d’apprentissage qui se métamorphose en quête de la peinture. En plongeant dans les tableaux du Caravage, en racontant la vie violente et passionnée de ce peintre génial, ce livre relate une initiation à l’absolu. » Diable ! Et ce n’est pas fini : « Aimer un peintre comme le Caravage élargit notre vie. » Rien à voir avec, par exemple, le « cinéma élargi » (ou expanded cinema) ; mais bien plutôt un retour à une vision dixneuviémiste et positiviste de l’histoire de l’Esthétique : la vie des plus-fameux-peintres expliquerait leurs œuvres… Voyez donc la simple liste des chapitres de ce livre : « La Mort du père » ; « La Peste » ; « L’Arrivée à Rome » ; « La Subversion et l’orgie » ; « Allez vous faire foutre » (sic !) ; etc. Le retour de Sainte-Beuve ? Au secours ! Laissons la parole à Marcel Proust dans son bien-nommé Contre Sainte-Beuve : « Il a montré comment il faut s’y prendre pour connaître l’homme ; il a indiqué la série des milieux successifs qui forment l’individu, et qu’il faut tour à tour observer afin de le comprendre : d’abord la race et la tradition du sang que l’on peut souvent distinguer en étudiant le père, la mère, les sœurs ou les frères ; ensuite la première éducation, les alentours domestiques etc. » Mais ce n’est pas le seul problème ; Haenel ne sait tout simplement pas se tenir à distance comme nous l’enseignaient les Straub, ces maîtres de la bonne distance aux choses vues/montrées ; il se vautre dans son idole, comme le faisait un cinéaste très imbu de sa personne comme Vincent Dieutre dans son navet égotiste Mon voyage d’hiver (où il allait carrément jusqu’à caresser les peintures aimées et filmées comme alibi culturel, se roulant dedans, au lieu de se tenir à distance (certaines peintures ne se remettent jamais de tels attouchements physiologiques collants trop collants…)). Voyez donc ça, Le Caravage parlant carrément à l’oreille du poulain Haenel : « Il me chuchotait que le monde peint a partie liée au royaume… la lumière fait signe, voilà ce que me disaient le Caravage, ou Rembrandt ou le Titien. » (Rien que ça…)

Tout le livre de Haenel est construit sur ce punctum (vaguement) érotique : la perle « qui ornait l’oreille de Judith » et « était nouée par ce ruban de velours en forme de papillon noir qui lui donnait de petites ailes ». On devine que le jeune adolescent Haenel s’est sans doute beaucoup branlé en pensant au corsage de la Judith-égorgeant-Holopherne du Caravage… Certes, on le comprend… mais ça ne suffit pas à faire tenir sérieusement un livre sur un peintre qui a déjà reçu les honneurs de très grands essais iconographiques ; je pense ici au livre (Le Caravage, éd. du Regard, 2004) de celui qui fut l’un des professeurs d’Histoire de l’Art de Pasolini, Roberto Longhi ; mais aussi au remarquable petit essai à deux voix des chercheurs américains Leo Bersani et Ulysse Dutoit, Les Secrets du Caravage (éd. Epel, coll. « atelier », 2002), dont voici un extrait du prière d’insérer : « Fait remarquable, aucune interprétation psychobiographique ne vient parasiter cette étude. » (Soit tout l’inverse de la méthode de notre graphomane.) En effet, dans ce remarquable essai d’iconologie (comme l’appelait, par exemple, de ses vœux le très grand historien de l’Art allemand Aby Warburg), toute l’étude part des tableaux, et rien que des tableaux ; plus exactement même des échanges de regards remarquables et très nombreux dans les tableaux du maître napolitain. Chez Haenel, on ne dépasse jamais le gros plan ou au mieux le plan américain ; quand chez nos universitaires américains on donne à voir les tableaux entiers, les regards, c’est-à-dire les désirs, circulant. Voyez, en preuve par trois (images reproduites) :

Ainsi, ces chercheurs américains nous apprenaient « où regarder ? » (titre de l’un de leurs chapitres), faisant « de l’énigme érotique ce qui définit les bases du relationnel » ; essayant (c’était un vrai essai) de « dévoiler dans son œuvre la logique complexe du regard et des secrets ». Nous leur en savons gré.
Concluons ce texte à charge sur ce prélèvement un peu au hasard dans le roman caravagesque (tout un genre en soi !) de Haenel : « La perle de Judith a été la goutte qui allume [sic] pour moi l’esprit ; et je suis loin d’en avoir fini avec sa nacre… »

P.-S. : On notera qu’à peu près toute la presse grand public a fait l’éloge de ce livre… Un symptôme ? Un effondrement ? Voire…

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rédaction

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3 comments

  1. Prouvost

    Ou, je pense que tu as raison..se mêler d’interpréter des oeuvres quelles qu’elles soient à partir de « morceaux »de regards et de soi-disant connaissances biographiques d’un artiste est très prétentieux et vulgaire.

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