[Chronique] Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède

[Chronique] Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède

janvier 8, 2016
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
0 3277 15
[Chronique] Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède

Après Strangulation (Gallimard, 2008), Les Effondrés (Actes Sud, 2010) et Acharnement (Actes Sud, 2012), avec Notre désir est sans remède Mathieu Larnaudie confirme qu’il est passé maître dans l’exploration des situations limites – c’est-à-dire des moments de crise mis en situation, n’appréciant "rien tant que les détails d’époque, qui enracinent la mécanique du récit dans un contexte donné, dans un réel circonscrit, identifiable" (Acharnement, p. 88).

 

Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède, Actes Sud, été 2015, 238 pages, 19,30 €, ISBN : 978-2-330-05310-9.

"Peut-on raconter le monde au moyen d’un langage ainsi démantibulé
sens dessus dessous, impropre, insignifiant ?" (p. 36).

"Le seul moyen d’échapper aux images, c’est d’être dans l’image ?" (109).

"Le monde est plein de mâchoires" (202)…

Cette biofiction sur une figure hollywoodienne hors normes, Frances Farmer (1913-1970), comporte sept temps forts organisés selon un double mouvement centripète (de 1936 à 1914) et centrifuge (de 1914 à 1958) autour d’un point nodal : la "naissance d’une nation", c’est-à-dire ce moment charnière où la puissance économique américaine a besoin d’une aura symbolique, où "à l’individu indifférencié, noyé dans la masse et les cadences répétitives de la standardisation" – "tour à tour chair à canon et à chaîne tayloriste" – doit répondre "la distinction suprême, l’élection mystérieuse, l’apparition de la star hollywoodienne". C’est dire à quel point, dans son dernier roman, Mathieu Larnaudie a pour objet la généalogie de notre société spectaculaire.

Ce n’est donc pas un hasard si ce récit commence et se termine face à la lumière aveuglante des projecteurs – cette lumière qui "n’exauce pas les corps" mais "les massacre" (9). A la fin des années 50, à une époque où "chacun possède aussi chez soi sa machine à recevoir les icônes en direct" (205), après avoir connu la déchéance (enfer de l’addiction, enfermement pénitentiaire et psychiatrique), celle qui n’avait sans doute pas vraiment voulu être une star retrouve le devant de la scène, mais "l’image n’a pas besoin de son regard, pas besoin de nous" : "C’est désormais un flux continu, une chaîne ininterrompue qui se renouvelle avec une sorte d’évidence impérieuse, qui œuvre pour elle-même, autonomisée, inéluctable, accessible dans le pays entier, à toutes les heures, et qui s’adresse à tout le monde indifféremment, c’est-à-dire à personne en particulier" (203). S’est-elle fait un nom, elle, Frances Farmer, avec ses "quatre syllabes anodines, ternes, dénuées de sens" (217) ? Oui et non, puisqu’elle est désormais oubliée. Pour s’être brûlé les ailes aux feux hollywoodiens, elle ne peut habiter cette "coquille vide" qu’est un nom qu’elle n’a jamais voulu abandonner au profit d’un pseudonyme artistique. Comment cerner ce vide qu’est sa vie : au travers d’un talk show télévisé ? du témoignage de l’intéressée, qui se cantonne souvent dans la dénégation ?

Pas dans un biopic, en tout cas… Mathieu Larnaudie évite le piège de l’illusion rétrospective et mythobiographique, se refusant à ficeler un destin en une histoire sensationnelle pour se concentrer sur quelques tableaux, et en particulier sur les aspects les plus sombres de cette trajectoire : alcool et amphétamines, violence et addiction ; vie carcérale à l’hôpital psychiatrique Steilacoom (électrochocs, insuline, hydrothérapie ; viols subis…). Nulle complaisance, donc, mais une volonté de mettre à nu plutôt qu’aux nues les pratiques des "grossistes en rêves de Hollywood" (138) ; de s’attaquer à la dérive spectaculaire : "Le théâtre n’est pas ce divertissement inoffensif à quoi le show-business capitaliste veut le ravaler […] : c’est une guerre, une expérience en acte de la communauté du peuple, un instrument d’émancipation des citizens. L’art ne vaut que s’il a la puissance de changer la vie" (94).

, , , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

View my other posts

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *