[Entretien] Portrait de Sylvain Courtoux en poète de merde (2/3)

[Entretien] Portrait de Sylvain Courtoux en poète de merde (2/3)

avril 8, 2010
in Category: entretiens, UNE
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Voici la deuxième partie de l’entretien, intitulée "Généalogies". [Lire la première].

Généalogies

► FT : Que t’inspire la récente polémique entre poésie écrite et poésie scénique ?

SC : Le sempiternel combat entre anciens et modernes.
Mais là où est la différence c’est que ça se structure entre modernes/anciens et modernes/modernes. Mais je suis sûr que les Smiroubaud ne vont jamais à des lectures/performances de jeunes poètes. Pour dire ce qu’ils en disent, c’est tout à fait clair.
Après, ça me chagrine un peu, car j’aime beaucoup les récits autobiographiques de Roubaud (compilés récemment dans Le Grand Incendie de Londres, Seuil, Fiction & cie, 2010), qui m’inspirent beaucoup pour mon futur Stilnox. Sinon, je ne suis pas un théoricien. J’aime bien manifester au sens propre et au sens figuré (comme dans le numéro 162 d’Action Poétique en 2001). Mais en aucun cas je ne suis un théoricien. Enfin, c’est plus compliqué que cela. Les polémiques, elles, m’intéressent beaucoup. Et celle-ci est symptomatique de ces vieux poètes ou de ces déjà-vieux poètes (les plus jeunes sont de ma génération, mais au fond, dans leur tête ce sont déjà des vioques réacs – c’est cet aspect qui est, pour moi, pour une grosse part, le plus affligeant) qui ne comprennent pas (mais absolument pas) ce que nous, performers, poètes sonores, ou musiciens faisons à la vieille poésie (poésie, merde à ce mot). Je crois que littéralement ça les dépasse. Ils n’ont pas la culture ni les outils pour comprendre ce que des Chaton, des Fiat, des Pennequin, des Rabu, des Espitallier, des Bertin font. Triste polémique pour des gens qui se situent du même côté du champ que nous (ou à peu près, pour les plus jeunes en tout cas). Si eux ne comprennent pas (pourtant les Cadiot, les Roubaud furent avant-gardistes naguère, avant de tourner vieux réacs cons, avec L’Art Poétic’ ou Autobiographie, chapitre dix, par exemple), alors comment demander aux magazines culturels (comme les Inrocks) ou, pire, aux grands médias, ou même au public (rock ou pas) de s’intéresser à nous ? C’est peine perdue. Et finalement ce genre de polémique fait plus de mal que de bien (car elle s’évertue à rendre impossible les rapprochements qui seraient, eux, possibles dans le champ). Enfin, en même temps, personne des (grands ou moins grands) médias (culturels ou pas) n’a relayé cette polémique. Ce qui montre bien qu’à côté du roman contemporain, la poésie contemporaine, elle, n’est absolument rien, pas même un entre-filet. Pas même crédible sur le champ des fictions contemporaines. Et c’est désolant. Ce serait d’ailleurs plutôt pour la place de la poésie ou pour un revenu minimum pour les artistes et les écrivains qu’il faudrait se battre (ensemble). Pour la polémique, on verra ce qu’il s’en dégage d’intéressant. Les grandes polémiques de naguère comme "poésie versus prose" ou "le roman est-il soluble dans la fiction expérimentale ?" sont toujours d’actualité au fond. Je parle d’actualité en soi. Car pour notre génération pop-post-poétique, ça fait longtemps qu’il n’y a plus de tels questionnements. La seule question valable est : ça marche ou ça marche pas ; ça résiste ou ça ne résiste pas. Et basta. Mais, bon, ça met un peu de bordel vivifiant dans ce nid de serpents qu’est le milieu poétique frenchy (but – not very – chic). Et ce n’est pas si mal pour un milieu si sclérosé, où tous les gens sont comme des pointes à posters sur leurs vieilles places de parking. Et si les vieux réacs croient qu’ils existent avec ça, eh bien tant mieux pour eux. Nous, pour l’instant, on crée. Et des œuvres nouvelles, s’il vous plaît. Enfin, on essaie.

FT : Et qu’en est-il de ton héritage purement poétique ? Baudelaire, Rimbaud, Dada, Michaux, Fluxus, les objectivistes américains, Prigent, la beat’s generation, Cadiot, etc. ?

SC : J’ai publié Strangulation blues de Clara Elliott car je voulais dire ma dette à la poésie française (mais pas que) des années 60 et 70 et au rock. Nihil, inc., par contre, est mon grand texte post-tel-quélien si on veut. A ranger à côté d’Archées de Jacques Henric, d’Eros Energumène de Roche, ou de H de Sollers (ou du Atrocity Exhibition de Ballard, et du Tous à Zanzibar de John Brunner, romans SF expérimentaux).

FT : … excusez du peu…

SC : … (rires)… Car toutes les possibilités de ces fictions, de ces récits, de ces imaginaires joués + expérimentés dans ces textes (et ceux des deux Roche, de Prigent, de Noël, de Coulange, de Brossard, de Daive, de Montel, de Collobert, de Regnaut, de Hauc, de Ballard, de Vonnegut, de K.Dick, de Federman, de Acker, de Bessette, de Sollers, etc. – pour ne citer que des auteurs chiquissimes) sont encore pour moi aujourd’hui, d’abord totalement actuelles, mais aussi sont toujours un énorme puits de gisement où il y a encore beaucoup de choses à faire. Et en premier lieu où beaucoup des pistes sont encore à explorer.

D’ailleurs, que ce soit chez Al Dante ou la collection "Et Hop" (d’Eric Arlix) – deux des éditeurs dont je lis presque tous les livres publiés (disons mes deux préférés) – sont dans ce genre d’exploration des possibles inventés par la fiction expérimentale des années 60-70 et début 80.
Le Clara Elliott serait son versant vers, Nihil, Inc. son versant prose, et Stilnox son versant roman (le roman serait-il comme on le dit le dernier tabou des avant-gardes ? Réponse : non).
Ce n’est pas que, pour moi, à partir des années 80, il n’y ait plus rien de bien (dans le roman noir actuel, il se passe plein de choses par ex. / Et la Science-Fiction a toujours été le lieu des plus intenses expérimentations (Goy, Volodine, Shiner, Disch, Wilson – pour ne citer que des noms que j’adore)) ou d’intéressant à expérimenter. Non. C’est juste que je crois que les pistes, toutes les nouvelles pistes à expérimenter, sont dans cette partie de l’histoire.
C’est exactement comme quand je dis que le post-punk et la new-wave, en gros toute la période 1977-1984, ont marqué tous les genres et tous les sous-genres de musique populaire (rock ou pas) depuis 1984 (que ce soit le grunge, le post-rock, le post-hardcore, le sludge metal, le drone-doom metal, l’electro-pop, le rock industriel, le rock gothique, le hip-hop, le RNB moderne et j’en passe).
Pour le dire autrement je pense que le paradigme textualiste est encore le principal dépositaire des grandes œuvres expérimentales d’aujourd’hui (d’Emilie Notéris à Emmanuel Rabu, en passant par Christophe Fiat, Jacques Sivan, Nathalie Quintane, Vannina Maestri, Eric Sadin, Charles Pennequin, Jérôme Bertin, Christophe Hanna, Manuel Joseph, et j’en passe). Même si certaines de ces œuvres s’entre-pénètrent aussi du paradigme post-moderne (comme Arlix, Foucard, Notéris, Delaume, Quintane, Denimal, Rabu, ou moi-même, car si Nihil Inc. est moderne, Vie et mort ou Strangulation blues de Clara Elliott sont (véritablement) postmodernes).
Mais, pour revenir plus précisément à ta question, mon héritage est multiple. Il s’est construit et structuré au fil de mes lectures et au fil de mes découvertes. Disons qu’à 17 ans je découvre René Char, Artaud, Lautréamont et Williams Burroughs. Et à 22, Cadiot, Claude-Royet-Journoud, Tel Quel, Phillipe Sollers, Denis Roche (Louve basse – énorme claque) et les essais de Prigent, qui furent des bombes à neutrons pour moi, etc., etc.
Au départ, ça s’est fait de manière un peu compulsive et aléatoire, puis après, comme aujourd’hui, ça s’est fait et ça se fait un petit peu plus naturellement, je veux dire, de manière structurée. Car je sais ce que je recherche aujourd’hui : 1. des grands livres de récit ou de fiction où l’expérimentation formelle n’est absolument pas feinte (mais où elle n’est pas non plus la thématique du livre). Et bien sûr cela m’amène assez vite dans le roman américain post-moderne (Pynchon, Federman, Acker, Sorrentino, Johnson, Wollman, Gass, Danielewsky, ce que fait Claro avec LOT 49, etc. – sublimes machines architecturales), mais aussi dans le roman textualiste seventies français que ces auteurs U.S. ont certainement beaucoup lu. 2. mais aussi des grands livres de poésie contemporaine où la culture populaire est de mise. Comme le sublime Fugues de Lewis Shiner (auteur avant-pop américain) Et cela résume assez bien mes envies, mes errances et mes goûts d’aujourd’hui.
Après la poésie-punk dont je parle en citant les post-beats français, c’est venu quand je travaillais sur Clara Elliott, en lisant des livres, des anthologies (celle du Castor Astral et de l’Atelier de l’agneau en 1980, ou celle de Bernard Delvaille en 1977 aux éditions Seghers). Donc plus tard.
Et j’y ai découvert des choses géniales. Et toujours, au fond, actuelles. Qui résistent à mort.
Tous les auteurs que tu as cités dans ta question sont dans mon anthologie personnelle. Mais sur l’objectivisme américain il me reste pas mal de choses à découvrir et à lire. On verra si je trouve les livres (rires) ou s’ils sont édités ou réédités un jour en France. Car c’est bien un des gros problèmes de la poésie U.S., les livres n’existent pas en français. Ou pas assez. Ou pas encore.

► FT : Pour en revenir au Bienvenus à Sexpol de Christophe Fiat, si on compare ce livre réussi en effet avec cette autre contre-utopie qu’est ton Nihil, inc., il ressort que toi tu as su éviter ce topos consistant à faire découvrir au lecteur l’enfer dystopique par les yeux d’un personnage venu d’ailleurs, et donc extérieur à ce monde…

SC : Ça, c’est mon côté Foucard qui a fait Nihil, inc. de cette manière-là (rires).
Plus sérieusement, Nihil, inc. est pour 90% un cut-up. Enfin un pick-up, si on veut être plus précis. Comme les Antéfixes de Roche. Mais avec des énoncés disséminés à la manière d’un grand roman de SF contemporaine. Il a fallu "biopsier", prélever au thème, pas juste à la phrase qui me plaisait chez un tel ou une telle et recomposer le tout pour que le récit se suive et tienne. Et pour ça, pour lire et prélever et re-copier (littéralité quand tu nous tiens) il m’a fallu cinq ans. Et je voulais, en plus, que tous les énoncés soient comme du discours indirect libre (Flaubert quand tu nous tiens). Un immense théâtre, au sens strict du terme, des opérations de cette firme nihiliste qu’est Nihil, Incorporated. Donc ça ne pouvait que passer par l’intérieur, l’intérieur du texte et du récit. Un texte sans personnages, ni psychologie, juste des courts monologues et un récit contracté à l’extrême. J’aime l’idée (mais je sais que je ne suis pas seul sur ce coup-là) que des livres géniaux comme le Moinous et Sucette de Federman ou le Fiat (ou même le Drame de Sollers, en 1965) soient en fait des histoires qui pourraient tenir sur deux lignes. Fiat l’a fait à la manière romanesque. Moi c’est expérimental, à tous les points de vue.
Et c’est une expérience avant tout.

FT : En tout cas, c’est bien d’un autre Courtoux qu’il s’agit ici… N’y a-t-il pas deux Courtoux, l’un nourri à la mamelle du pop/rock, et l’autre marqué par un héritage politico-philosophique très contestataire ?

► SC : Deux ? Il y a au moins un Courtoux par livre, non, si on prend les trois derniers ? (rires). J’aime l’idée de faire à chaque fois un livre très différent du précédent. Le prochain sera au moins aussi éloigné de Clara Elliott que Vie et Mort est éloigné de Nihil, inc. Pour moi, la littérature expérimentale ne doit pas être chiante ni rebutante. Non, non. Elle doit être un jeu continuel. Jeu du récit, de la narration, de la typographie, des formes etc. Ce qui m’énerve chez certains poètes un peu plus vieux que moi, c’est leur façon de faire toujours (ressassement quand tu nous tiens) le même livre avec toujours les mêmes gimmicks dedans. En même temps leur œuvre doit les travailler au corps, il y a là une obsession de la forme chez eux qui est, en même temps, hyper fascinante. Moi, ça travaille à une ou deux (voire trois) obsessions par livre. Et puis, Hasta la vista, baby. Comme dit Schwarzy dans T2. Le reste c’est de la langue et des agencements.
Mais quand tu dis d’un côté un rocker, et de l’autre un contestataire, moi je dis que c’est Clara Elliott dont tu parles en fait (rires). Car dans ce livre, je voulais très clairement montrer que chez moi, l’un ne va pas sans l’autre et vice-versa. Ou comment écouter Joy Division et lire Anne-Maire Albiach sont pour moi la même et unique chose. Il n’y a pas d’un côté le fan de poésie, de l’autre le fan de musique, et encore le fan de philosophie et de textes politiques. Et j’espère que Clara c’est bien la rencontre de ces trois entités. Mais Nihil est déjà traversé par un souffle poétique mâtiné d’incursions dans le rock (avec la liste des chansons à la fin). Et Vie et Mort peut-être pris pour une sorte de livre de poésies toutes pourries chantées avec un discours très critique, voire rebelle (with a cause) sur les enjeux, les topos, & le milieu de la poésie.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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