[Livre] DISPUTATIO XXI

[Livre] DISPUTATIO XXI

avril 6, 2010
in Category: chroniques, Livres reçus, manières de critiquer, UNE
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Disputatio XXI, Hapax, collection "Langage critique", printemps 2010, 146 pages, 15 €, ISBN : 978-2-918314-06-6 (télécharger le bon de commande).

Dans un état du champ où trop fréquemment sont confondus critique et promotion, voici enfin un volume qui ose arborer en titre la saine nécessité de la dispute. À cet égard, que ce double débat sur la poésie actuelle (les modalités de la critique et la polémique entre "poésie écrite" et "poésies scéniques") ne soit pas relayé par ce que l’on appelle les "médias littéraires traditionnels" est des plus révélateurs : oui, désormais, la réflexion et la discussion critiques concernent exclusivement un pôle autonome de plus en plus présent sur internet. Aussi, avec Jean-Marc Baillieu, peut-on regretter l’"atmosphère délétère induite par un trait sociétal majeur de notre actualité : faire prendre des vessies pour des lanternes, notamment par l’utilisation des outils de propagande (rebaptisée : communication)" ("Du droit de critique", p. 131). À nous, donc, de faire (re)jaillir la parole vive dans l’espace public.

Les deux responsables de Libr-critique ayant contribué à ce volume coordonné par Samuel Lequette, nous en proposons d’abord une présentation (complétée par deux extraits), avant de développer sous peu une réflexion plus approfondie et, en partie, plus générale.

Quatrième de couverture :

« Seul un dieu ou un diable pourraient déclarer définitive la péremption des genres : "La poésie, c’est le roman, à jamais."

Seul un homme pourrait dire l’éternelle valeur des genres : "Le roman, c’est le roman, et la poésie, la poésie, à jamais".

Seul un démon ambivalent pourrait décréter : "L’histoire n’existe pas".

Seule bête, fleur ou pierre pourraient penser : "Les genres n’existent pas".

Dieu, diable, démon, bête, fleur, pierre, ne commettent pas d’erreurs. Ils peuvent seulement être dans l’erreur. »

Philippe BECK

Quels outils pour la critique de la poésie contemporaine ?

Faut-il s’enfermer dans cette alternative : ou le critique analyse les formes nouvelles en se servant des outils théoriques nouveaux mis à sa disposition, ou il demeure cantonné dans les limites de la rhétorique classique ?

Lire :
* "La Bande-son de la poésie contemporaine", par Samuel Lequette (p. 15-20) ;
* "L’autre de la critique", par Philippe Boisnard (21-30) ;
* "Disputatio", par Eric Houser (31-35) ;
* "Moderne et post-moderne", par Jean-Claude Pinson (37-44) ;
* "Après la poésie ? La poésie…", par François Vaucluse (99-125).

"Poésie écrite" versus "poésies scéniques"

Comment expliquer que puisse ressurgir en 2010 le débat qui oppose les partisans de la "poésie écrite" – dont Roubaud s’est fait le chantre – et les adeptes d’autres pratiques poétiques, qui estiment que l’écrit est travaillé par la voix (Prigent) ou que "poésie" est aussi le nom de manifestations scéniques (Bobillot) ? Est-il légitime d’opposer ainsi "poésie savante" et "poésie parlée" (ou "post-poésie", "poésies scéniques", etc.) ?

Lire :
* "Des ordres politico-poétiques en Franche-poésie", par Samuel Lequette (p. 45-54) ;
* "Les humeurs de M. Roubaud (et autres vrais poètes)", par Jean-Pierre Bobillot (55-67) ;
* "Chaud et froid – neutre (apostilles à une seconde querelle", par Jean-Claude Pinson (69-73) ;
* "Frontières actuelles de la poésie. Approche sociogénétique du débat", par Fabrice Thumerel (75-98) .

Deux courts passages de mon article, extraits de l’introduction et de la conclusion.

À l’origine de ce débat passionnel, la double page qu’a publiée Jacques Roubaud (1932) dans le premier Monde diplomatique de l’année 2010. Après avoir déploré l’évolution-dégradation historique du vers mesuré au "Texte", puis au vers international libre (VIL) et à la prose poétique, il s’oppose à l’extension du domaine de la poésie pour en donner une définition restreinte : "la poésie a lieu dans une langue, se fait avec des mots ; sans mots, pas de poésie ; […] un poème doit être un objet artistique de langue à quatre dimensions, c’est-à-dire être composé à la fois pour une page, pour une voix, pour une oreille, et pour une vision intérieure. La poésie doit se lire et dire." Le territoire poétique ainsi redélimité, il en exclut les "documents poétiques" (limite savante), le slam (limite populaire) et le "vroum-vroum" (limite spectaculaire), expliquant le triomphe de ce dernier par "la quasi-inexistence de la poésie dans le réel économique" : « Un ″poète″ de ce type, qui ne présente que des sons, n’a rien à craindre de la concurrence féroce qu’il rencontrerait s’il voulait s’imposer dans le champ musical. » Lui emboîtant le pas sur le site des éditions POL, Sébastien Smirou, qui préfère lui aussi la mise en page à la mise en scène, schématise la controverse en une opposition entre "vp" ("vraie poésie"), spectaculairement pauvre, et "fp" ("fausse poésie"), textuellement pauvre. Grégory Haleux, quant à lui, non seulement s’inquiète de la marginalisation de la "poésie écrite" face à l’hégémonie de la "poésie orale", mais encore et surtout nous met en garde contre l’institutionnalisation d’avant-gardes dont il fustige la bêtise et l’orgueil et contre le risque que la poésie sonore ne soit pratiquée que par des non-lecteurs.

D’où la virulente contre-attaque du pôle antithétique, menée par Christian Prigent (1945) sur le même site de P.O.L et Jean-Pierre Bobillot (1950) sur Sitaudis, dont le point commun est de dénoncer l’ignorance de l’histoire des formes contemporaines que manifeste Jacques Roubaud et de défendre une vision de la poésie moins limitative. Aux "polémistes réactionnaires" adeptes d’un "formalisme chic", le représentant de l’avant-garde labellisée TXT rétorque que poésie pure est poésie pauvre et que bien vaines s’avèrent des lectures faites à "contre cœur", dans une "nudité dépouillée, dédaigneuse, quasi aphone." Au "vroum-vroum" de Roubaud fait donc écho le "flip-flap" de Prigent ("c’est le bruit des ailes de la mouche fatiguée"). La poésie comme tension entre nommable et innommable étant pour lui "une condition de justesse et une chance de désaliénation", il ne saurait en effet concevoir de lecture publique sans interrogation sur les rapports entre corps, voix et langue. Et de conclure en réaffirmant que "poésie n’est jamais que question de la poésie." Jean-Pierre Bobillot, cet artisan de la lecture/action et de la recréation sonore qui insiste sur la nécessité que la langue soit travaillée par la lettre (cf. ses Trois essais de poésie littérale), opte également pour une définition a minima : « Tout ce que nous pouvons dire, c’est que poésie est le nom − recouvrant des pratiques, des formes, des conceptions infiniment variables − que l’on donne, faute de mieux, à cet obscur objet du désir de poésie (du désir, et non du ″besoin″), qui est un fait anthropologique : puisqu’il a à faire avec une faculté spécifiquement humaine − le langage (et non, nécessairement : ″la langue″, ou : ″une langue″ en particulier) − et qu’il pousse tant d’êtres humains, partout sur la planète, depuis la nuit des temps, à se faire ″voyants″ ou ″voyous″, christs ou larrons, devins ou bouffons, quoi que ce soit d’autre ou rien du tout − mais tous, ″horribles travailleurs″. Comme tout objet de désir, ils sont condamnés à le manquer − et c’est là, sans doute, le moteur de cette infinie variabilité de pratiques, de formes et de conceptions, que ne parvient pas tout à fait à masquer, à dénier, l’appellation flottante de ″poésie″. » C’est dire à quel point il ne partage pas les vues de Jacques Roubaud : estimant que "l’ostracisme se soutient de la sacralisation a posteriori d’un état antérieur de l’évolution poétique", il reproche à ce "décliniste" de faire prévaloir la concurrence sur la pertinence…

♦♦♦♦♦

La polémique actuelle sur les frontières poétiques est caractéristique d’une période de mutation épistémologique : après avoir quitté son Mont Parnasse, la poésie quitte le tabernacle du livre, franchit le seuil du temple pour se perdre dans le monde profane ; son univers n’est plus seulement celui des essences et de la langue, mais aussi celui de l’espace communicationnel et des langages. Ces frontières − qui ne sauraient exister en soi, mais en corrélation à des positions repérables dans un état du champ poétique donné − se trouvent donc déplacées du territoire philosophique et élitiste au territoire sémiotique et démocratique : l’agir communicationnel prévaut ici sur la création solipsiste/élitiste.

Parce qu’ils se situent en droite ligne des révolutions futuriste, dadaïste et surréaliste, les bouleversements contemporains de l’espace poétique suscitent une réaction semblable à celle de l’abbé Bremond en 1925 : face à l’ouverture qui favorise le dialogue entre poésie et peinture et fait que, par exemple, Cocteau élargit son domaine aux autres genres ("poésie de roman", "poésie de théâtre"…), il rappelle que la "poésie pure" est mystique, intellectuelle, abstraite.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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1 comment

  1. JNC

    Comme écho à l’humeur de Ph. Boisnard dans les news du 18 avril, je trouve que cette livraison de Disputatio est parfaitement utile (en tout cas c’est mon expérience). Ce numéro réunit des textes que tout le monde n’a pas lus – ou très vite. L’ensemble dans sa polyphonie rappelle des enjeux clés en termes finalement assez clairs. Rien de dogmatique: large champ et quelque souci du niveau idoine: très bien!
    JNC

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