[Livre-chronique] Impressions soleil couchant... Sur le journal de Charles Juliet (I et VI)

[Livre-chronique] Impressions soleil couchant… Sur le journal de Charles Juliet (I et VI)

mars 26, 2010
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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Charles JULIET, Ténèbres en terre froide. Journal I : 1957-1964, réédition en semi-poche (1ère édition : 2000), P.O.L, 2010, 392 pages, 10 €, ISBN : 978-2-84682-455-2 ; Lumières d’automne. Journal VI : 1993-1996, P.O.L, 2010, 280 pages, 14,90 €, ISBN : 978-2-84682-370-8.

Le parallèle entre le premier et le dernier tome du Journal nous permet de suivre le cheminement intérieur de celui dont la quête n’est ni exhibitionniste ni égotiste, mais poétique et quasi mystique : du désespoir à la sérénité, l’écriture dépouillée de Charles Juliet (1934) fait résonner le poids des mots comme des silences.

Pour aborder l’œuvre d’un des diaristes contemporains majeurs, à savoir un espace du dedans protéiforme et authentique, on suivra quatre fils, non pas tant rouges que noirs…

Impressions soleil couchant…

"Ceux qui ont été travaillés par une profonde souffrance, ils savent que seule est tolérable une parole nue" (Accueils. Journal, IV : 1982-1988, P.O.L, 1994).

"Écrire pour gravir la pente qui mène à la simplicité" (Lumières d’automne, p. 247).

"Écrire pour produire la lumière dont j’ai besoin" (idem).

Fil noir 1. Les titres de ces premier et dernier tomes du Journal donnent le la : la tonalité est grave, comme la vie sans doute aux yeux de celui pour qui le territoire scriptural est aussi âpre que l’univers paysan dont il est issu. On peut lire une esquisse d’explication dans cette notation du 28 janvier 1958 : "L’écrivain doit être jugé autant sur sa vie que sur son œuvre, car celle-là conditionne celle-ci. Une vie soumise à la facilité, ou au jeu, ou à l’ambition, ne peut que conduire à une œuvre étriquée, fausse, mensongère" (I, p. 43).

Fil noir 2. Contre "le quotidien, l’humiliant quotidien" (I, 53), l’écriture, ce fil noir qui permet "de devenir à soi-même sa propre cause" (I, 138). D’où, peut-être, ce constat : "L’écriture a donc fini par tuer en moi tout sentiment humain" (I, 257).

Fil noir 3. Entrons dans cette masse de près de 700 pages couvrant douze années par un biais arbitraire qui en vaut bien un autre : la date de ce jour, le 26 mars.

26 mars 1959 : Passage lyrique et imagé (isotopies de la terre et du corps : Eros/Thanatos).
26 mars 1960 : "Contraint de poursuivre. Si je m’arrête, je m’effondre."
26 mars 1962 : Volonté de tendre à l’universel.
26 mars 1963 : Déplore sa "sensibilité excessive".
26 mars 1964 : Sentiment du néant et tentation du suicide.

Fil noir 4. Comme celle d’Annie ERNAUX, l’écriture de Charles JULIET constitue une réappropriation moderne de la rhétorique classique : clarté et vérité ; esthétique du neutre en plus. Seulement, sans doute parce qu’il est un "exilé de l’intérieur" (formule dÉlisabeth Roudinesco dans un article sur Freud), la notion de journal extérieur lui est étrangère : rien sur la guerre d’Algérie, De Gaulle ou Mitterrand, les événements internationaux… (à ceci près : le volume VI mentionne la situation des enfants en Roumanie et les événements dans l’ancienne Yougoslavie). D’où ce jugement de Claude Mauriac sur l’auteur de Lambeaux (1995) : "à distance de tout ce qui n’est pas son univers intérieur" (VI, 32). C’est peut-être justement ce qui fait la spécificité et l’authenticité de son entreprise, ainsi qu’il l’explique : "Ce que je suis ne m’intéresse pas outre mesure, et je voudrais tenir ce Journal sans avoir à parler de moi. Mais que dire de la vie si on ne la puise pas en soi, à la source, là où elle palpite, là où surgissent et se déploient émotions, sensations, impressions, sentiments, idées…" (p. 96). Cette posture introspective n’a de cesse d’éviter ce qui, à ses yeux, serait imposture.

Présentation éditoriale :

Journal I :
"Mais quand ces questions le taraudent, l’être n’est pas à même de se les formuler. Elles ne sont tout d’abord qu’un malaise, un désarroi, une lancinante sensation d’exil, l’âpre nostalgie de ce que l’on ne saurait nommer, une infranchissable solitude. Et c’est à son insu que l’être se trouve progressivement engagé dans une aventure dont il ne soupçonne ni en quoi elle réside, ni où elle est susceptible de le mener. Dans ce journal, le premier tome qui va des années 1957 à 1964 et que nous avons déjà édité en grand format en 2000, nous découvrons un Charles Juliet aux prises avec l’ennui, le dégoût, la peur, le marasme, la haine de soi, la menace d’une issue tragique. Mais rien ne peut le détourner de poursuivre sa quête. Armé d’une inflexible résolution, il s’acharne à se désentraver, se mettre à nu, explorer l’un après l’autre chacun des recès de son labyrinthe."

Journal VI :
"Une quinzaine d’années séparent Charles Juliet de ce Journal qui paraît en ce mois de février 2010, mais quelle importance ? Il se reconnait d’autant mieux dans celui qu’il était à cette époque que le besoin qui le poussait à tenir un Journal ne la pas quitté. Ce besoin est apparu à l’adolescence quand, écrasé d’angoisse, il a pris conscience que le temps l’entraînait inéluctablement vers la mort. Pour éviter que tout disparaisse de son existence, il fallait réagir, garder trace de ce qu’il vivait, recueillir dans des notes le meilleur de ce qui lui était donné.
Les années ont passé et l’automne tant attendu a fini par venir. L’automne, saison du déclin, mais aussi saison des récoltes, de l’abondance, de la maturité. En ces mois de l’année, la lumière qui certains jours inonde les champs n’est plus celle de l’été. De même, sous l’effet du temps écoulé, la lumière interne s’est modifiée. Enfin stable, apaisée, elle est désormais plus claire et plus vive."

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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