[Texte] Armand DUPUY, Quelques-uns, mon silence (1)

[Texte] Armand DUPUY, Quelques-uns, mon silence (1)

mars 29, 2010
in Category: créations, UNE
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Armand DUPUY, le pillier des éditions Mots tessons et l’auteur de En avant les et des Pænsements d’Arrière-arrière-grand-maman, nous livre ici le premier élément d’un ensemble en cours intitulé Quelques-uns, mon silence, longue coulée verbale centrée sur l’univers marin et la fascinante figure du capitaine Quint.

Armand Dupuy, Quelques-uns, mon silence (1)

(1. Quint)

Il y a la chaise en plastique, puis le silence. Et de ce lieu retranché, le plus reculé, sans doute, dans lequel il me soit donné d’exister – c’est-à-dire le dessous pourri d’un séchoir à foin, avec ma chaise en plastique et la table, la terre mâchée d’un vieux nid d’hirondelles et la plus poussiéreuse et fine terre d’ici bas, toute là, rassemblée sous mes pieds –  je n’aperçois qu’un aileron qui tourne autour, qui resserre sa spirale et s’approche insensiblement de moi. Je dis que je l’aperçois, mais ce n’est pas vrai. Disons simplement que je respire ou que je devine ce requin. Car c’est ça le silence, le mien, ce requin qui tourne. Mais il se pourrait que l’épine aplatie que je crois sentir, là, sur l’eau vague en tête, ne coiffe rien d’immergé. Il se pourrait que mon silence ne soit qu’une supercherie, rien qu’une rumeur de plus avec la route qui mitraille fort depuis ce matin. Qu’un triangle à tourner sous le ciel qui fend. Car ici tout paraît fatigué. On dirait que le temps s’est mis à froncer pour ne pas trop passer. Alors, dans ses boucles, dans sa quantité de bourrelets bien serrés, même le ciel n’est pas solide, même le poirier qui fait bien trois fois tout s’émiette. Et les mains, n’en parlons pas. Ne parlons plus de ce qui fronce avec le temps, de ce qui freine, mais fonce, mais freine, car rien, décidément, rien ne tient. Laissons… lorsqu’il sera suffisamment près, en admettant qu’il ne se réduise pas qu’à ce peu fragile, mon silence, juste assez près pour ouvrir grand sa gueule et réclamer sa part de viande, cette viande bien tassée sur la chaise ou roulé dans les draps de mon lit, ce paquet duquel il s’est approché, patient, hé bien, peut-être qu’à ce moment-là, au moment crucial de broyer le plastique et de m’engloutir enfin, en gobant par la même occasion tout ce qu’on voudrait nous faire gober du mot silence, tout le joli, le clinquant, même le poétique, hé bien, ce jour-là, à l’instant de me rompre les os ou d’aller couiner deux cents lames de mixeur entre mes côtes, hé bien, c’est possible qu’il se révèle tout autre chose mon silence. Il sera peut-être un œil, le mien, et de la lumière en trop. Un œil qui mâche la cour. Qui mâche les parpaing, le forsythia, la menthe et les tréteaux devant. Un œil pour tenir éloigné le monde ou n’en pincer que des miettes. Car mon œil fait mur. Il mâche et mousse une espèce de bave d’escargot qui repousse les tréteaux, la menthe, le forsythia, les parpaings plus loin. Mon oeil éteint le trop. Il taille à petite lampées. Donc mon silence dérape, il se déplace, se dissimule et revient. On pourrait dire que l’eau dans laquelle il évolue n’existe pas, mais ce doute fait juste assez pour un tel poisson qui n’est pas mon œil, ou pas encore, et qui s’approche lentement, très lentement. Il se pourrait aussi que j’ai peur de mon silence et que, pour cette raison, je me raconte des histoires. Il se pourrait que je revois Quint, par exemple, quand le grand blanc pesait, tout rugissant, sur la poupe fracassée de l’Orca. Quint, le dur à cuire, sur un toboggan de vieilles planches, mangé dans une mer de sang qui faisait des fleurs, on aurait dit des fleurs, dans sa bouche et sur le menton. Jamais le mot sang, qu’il avait bien dû prononcer des centaines, voire des milliers de fois, n’aurait su faire si rouge dans sa bouche. Et je ne sais plus s’il appelait à l’aide, entre deux rôles, ou s’il demandait pitié. Il est plus probable qu’il ait injurié la bête, mais je crois que non. C’était juste un long cri. Quint savait. C’était joué, terminé, il n’en reviendrait pas. Il n’irait plus lisser sa moustache au fond des bars glauques en sifflant des bières. Il ne raconterait pas le grand blanc, clac, fermé sur lui. Et peut-être qu’à cet instant précis, quand les multiples rangées de dents séparait les jambes du reste de son corps, puis remontait scier le thorax, peut-être qu’il songeait – mais comme le mot songer semble doux – à tous les naufragés de L’USS Indianapolis qui furent dépecés, déchiquetés, pendant plusieurs jours, par les requins, après que le bâtiment fut deux fois torpillé par les sous-mariniers japonnais. C’était en juin 1945. Quint et les autres, ils étaient nombreux, Quint dit 1100. Onze cent marins, on sait qu’il exagère, bien sûr, mais les si nombreux soldats, les seuls dans le nombre, avaient trempé plusieurs jours dans l’eau rouge infestée de requins ; les secours n’arrivaient pas. Alors, peut-être même que Quint savourait le goût du sang qui remontait par sa trachée quand la bestiole déchiquetait ses jambes, comme un dernier verre, allez, cul sec ! Et l’bon whisky me réchauffe, ma nostalgie s’envole, … Boum boum boum boum, tout me rappelle ce doux rêve… alors allez, allez, un dernier verre, une dernière fleur, on aurait dit des fleurs, allez, allez, à leur santé ! Il ne foulerait plus la terre ferme, il le savait, il ne sillonnerait plus les rue d’Amity ni d’aucune autre île ou ville en roulant des mécaniques. Il n’aurait plus l’occasion de montrer ses balafres, de la petites à la plus grande. Pour finir, c’est juste un cri tu dans le rouge que fait sa bouche, un cri qui mousse dedans puis dégouline sous le menton. Le cri bouilli dans la grande et rouge marmite de ses dents. Quelque chose à l’envers du silence, pourrait-on, dire mais ce serait trop facile. Peut-être essayer cette phrase : Quint avalé par le silence qu’il traquait depuis longtemps. C’est presque ça. On pourrait s’y entendre. On s’approche. Car c’est quoi ce grand blanc fermé sur lui si ce n’est pas le nom d’une masse silencieuse ? Mais c’est aussi le bruit sourd, en dedans, dans ma carcasse, de quelque chose (une forme très vorace et tapie de mémoire) qui n’en finit pas de ruminer Quint se faisant dévorer sur la télé du salon. Alors, comme ça, revenons. Mes yeux mâchent. Ils mâchent les pierres et tes jambes, mâchent tes fesses, tes seins. Tu ne sais pas que mes yeux mâchent, alors tu ne dis rien. Tu te casses en deux, tu fais la vaisselle. Je ne sais pas si ton silence est diffèrent du mien.

© Robert Shaw dans le rôle du capitaine Quint.

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rédaction

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