[Livre + Chronique] Novarina, L'Acte inconnu

[Livre + Chronique] Novarina, L’Acte inconnu

janvier 23, 2008
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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  La dernière pièce de Novarina étant jouée cette semaine à La Rose des Vents (Scène nationale de Villeneuve d’Ascq) (1), je vais d’abord revenir sur le texte, avant de rendre compte du spectacle. Je tiens d’ores et déjà à remercier vivement le photographe Olivier Marchetti, qui a autorisé Libr-critique à mettre en ligne quelques photos originales (photos protégées par les droits d’auteur, donc).

Valère NOVARINA, L’Acte inconnu, P.O.L, 2007, 187 pages, 14 € ISBN : 978-2-84682-194-0

Novarimonde

Valère Novarina fait partie de ces rares écrivains à posséder un monde qui lui est propre, le novarimonde, où il évolue jusqu’à s’y perdre. Depuis L’Opérette imaginaire (P.O.L, 1998), l’acte inconnu à certains critiques journalistes – qu’ils prennent pour une redite, une répétition pure et simple – n’est en fait rien d’autre qu’une (re)création : dans cet accélérateur de particules qu’est l’oeuvre novarinienne, les formes-contenus se font et se défont, implosent et se recomposent à l’envi ; dans ce Verbier s’opère un extraordinaire tohu-bohu des langues, des cultures, des époques, des signifants comme des signifiés ; dans ce creuset alchimique, la matière en perpétuelle fusion constitue une "comédie circulaire"…

Dans L’Acte inconnu, nous sommes ainsi plongés dans la nouvelle configuration/défiguration (déflagration !) d’un novarimonde qui combine comique et tragique, lyrique et satirique, sacré et profane, savant (lexique, réflexion métaphysique) et populaire (guignol, chansons de caf’ conf’). Cette retrempe du miroir novarinien explique les nombreuses références intratextuelles, non seulement aux pièces précédentes (L’Opérette imaginaire, L’Origine rouge, La Scène…), mais encore à des textes plus explicatifs – à défaut d’être vraiment théoriques – comme Pendant la matière (P.O.L, 1991) ou Lumières du corps (P.O.L, 2006)… Ce qui n’empêche pas L’Acte inconnu, en oeuvre ouverte et résolument moderne, de cligner vers des hauts lieux du théâtre occidental, comme Shakespeare, Molière, Jarry, Beckett, Pinter…

Urlumonde

Si le texte réfracte des lieux localisables, c’est pour mieux les déréférentialiser, mieux les déréaliser au moyen d’une caractérisation problématique : "L’ordre grammatical règne à Angoulême, à Helsinki, à Kinshasa ; l’ordre médiatique règne à Pont-à-Mousson, Bernay-en-Brie…" (p. 36). Nous assistons même en direct à cette déterritorialisation : par le seul pouvoir de la parole sont convoqués des lieux fantastiques, des cités invisibles, les personnages ne cessant de rapporter ce qu’ils voient, c’est-à-dire non pas leurs perceptions, mais leurs visions. Un exemple parmi d’autres : "Les Obodryphes réussissent le coupage de l’homme par l’homme, défont les femmes en trois jours et se retrouvent le soir assoupis au bord du fleuve Potame. Cependant que les Ruges, revenus victorieux de leur expédition en Beauce Cantaride, tranchent la gorge des prisonniers Sibarres ainsi qu’un pied gauche sur deux des jeunes captives Vélaniques. […] ils [d’autres peuples] rétablissent, face aux Sarmates récalcitrants, la liturgie du Bonhomme Nihil, appliquant à tous les préceptes de la religion ibiturique qui s’abstient de consommer les ongles des veaux" (p. 28). Dans cet urlumonde, les avancées mêmes de la civilisation scientifico-technologique étant au service de la barbarie, nous sommes entraînés en des temps primitifs et pourtant actuels où dominent la sauvagerie et le fanatisme religieux. C’est sur le registre prophétique qu’est annoncée l’avènement d’une nouvelle ère : "Nous entrons dans la période animale de l’histoire. Et dans l’histoire animale, il n’y a que deux facteurs qui comptent : reproduction et climat. Nous entrons dans la période zoologique de l’histoire. Zoographique. À la lutte des classes, succède la guerre des animaux" (p. 86). Une fois soulignée cette dernière phrase qui vient éclairer l’évolution de l’oeuvre, du Babil des classes dangereuses (1972-1978) à cet Acte inconnu, on notera que c’est sur le registre apocalyptique que sont condamnés les posthumains du monde-d’après-le-cataclysme : "Ils ont prétendu être les maîtres du langage, Andréa, alors qu’ils n’en étaient que le jouet ; […] ils ont forfait, ils ont forfait ! Leurs restes seront dispersés, leurs noms bouffés aux oiseaux. […] Exogène, toi qui as décidé d’éclairer ton garage toute la nuit pour que les rats admirent ta Mercedes – ton squelette sera dispersé comme une carrosserie lancée en poussières et semée sur des bretelles d’autoroute sans issue !" (pp. 88-90). Ce théâtre de l’oroeil – pour reprendre une crase chère aux membres de la revue TXT dans les années quatre-vingt – fait donc advenir par le verbe un anthroposcope salutaire : Valère Novarina nous invite à sortir de l’humain pour explorer notre devenir-animal.

Cependant, si cette histoire fabuleuse de la Déshumanité (cf. p. 26) est tragique, elle l’est comiquement : l’urlumonde est peuplé de fantoches par lesquels le langage déraille, de l’incongru à l’absurde. L’incongru, qui débouche souvent sur l’absurde, naît ici du télescopage d’isotopies différentes : "Tout vivant surpris à clopiner en état de marche devra désormais porter au dos sa date limite écrite en clair sur le couvercle !" (94) "Un attentat sous X vient d’être commis dans la ville sainte de Provins afin de donner à Dieu un signal fort" (100). Ce type de comique rompt l’équilibre de la langue pour créer des accidents en chaîne, des catastrophes rythmiques. Dans le premier extrait, l’humain est ramené au rang d’objet ; dans le second, l’effet d’étrangeté est dû au heurt de termes ressortissant à des lexiques très divers (ceux de la violence, de la naissance et du religieux). Entre ces deux passages, la tirade du "Chantre 1" atteint le loufoque : "La machine à raccourcir l’alphabet compte une lettre de trop ; la machine à tromper les chiffres efface l’éponge et annule tout ; la machine à suivre les nombres reprend le compte à zéro ; la machine à connaître le bien et le mal pousse dans tous les sens […]" (98).

Voix négative (2)

Il s’agit pour l’auteur du Drame dans la langue française (1979), non pas de veiller au sens de la langue comme les conservateurs, mais de nous réveiller de notre sommeil linguistique. C’est en ce sens qu’il faut lire/écouter cette recommandation : "La rubrique "Attention langage" sera hissée chaque matin au portail des écoles" (99). Rien d’étonnant, donc, à ce que la novarilangue se caractérise par des dérapages en chaînes, une incessante inventivité verbale… l’expérimentation continue de cet acte inconnu qu’est celui de parler, menée par des homoncules qui, contrairement aux créatures beckettiennes, croient en la puissance du verbe. Et selon une telle conception performative du langage, il est tout à fait possible de "frapper la catastrophe du verbe cogner" (11) ; de même, il suffit de prononcer "le mot chien bleu" pour que cet animal entre et morde (179)… Mieux, pour les figures hominidiennes/novariniennes, dont le sang – l’origine rouge – n’est autre que la matière verbale (cf. p. 115), nommer c’est appeler à être. Car le langage est "l’étincelle témoin qui reste de la divine énergie" (p. 84). Conformément à cette vision démiurgique du verbe, le monde n’existe que par et dans la parole… Au commencement est toujours le Verbe ! D’où l’engendrement d’un fils de la bouche du père Philibert (cf. p. 19) et, comme dans la plupart des récents prologues novariniens, des figures par leur nomination. Au reste, le fantasme novarinien n’est autre que celui de refaire la création littéralement de A à Z…

Dans ce théâtre kénotique, les acteurs font le vide pour être habités par la parole poétique, par le souffle spirituel et animal à la fois. Faire l’animal, c’est laisser la place au vide, au "trou d’air", au manque. Comme celle de cet autre héraut de la modernité carnavalesque qu’est Christian Prigent, l’oeuvre de Valère Novarina est hantée par le trou ; seulement, si sa poétique, sa dramaturgie comme son ontologie mettent le VIDE en évidence, c’est qu’il est créateur, au sens fort du terme, y compris mystique : "il y a une anagramme du mot DIEU, c’est le mot VIDE. Dans toutes nos phrases Dieu est un vide, un mot en silence, un trou d’air, un appel qui permet à l’esprit de retrouver souffle et mouvement" (p. 146).

Et pour celui qui s’est défini comme "Voix négative" (2), rien de plus cauchemardesque que le trop-plein des discours sérialisés, la réification des langues mollaires. Et de déconstruire les langues de la domination, celles que parlent aussi bien les journalistes et les politiciens que les "démocratologues", "logologues", "médiologues", "futurologues", "passéologues", ou encore les "sociétototolologues" (cf. p. 112). Langues positivement creuses, hégémoniques et homogénéisantes, faites de redondances (tautologies et répétitions diverses), de clichés, de contradictions et d’aberrations, langues insensées et sloganisées. Un exemple, pour le plaisir, à créditer au compte du "Candidat Fuchsia" : "Notre futur est votre avenir. Donnez-nous votre présent. Votre argent m’intéresse" (71).

La réussite de VN (Valère Novarina/Voix Négative) est de nous rendre étrangères ces langues de l’oppression quotidienne pour mieux nous sensibiliser au seul inconnu qui vaille, celui lié à un langage dont les possibilités de création sont infinies.

(1) Voir l’Annonce dans la section du Forum consacrée aux manifestations et événements divers. (2) "Voix Négative. V.N. La négation fut ma Béatrice. (Pendant la matière, P.O.L, 1991, p. 117).

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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