[Livre + chronique] Nos visages-flash ultimes, La Rédaction

[Livre + chronique] Nos visages-flash ultimes, La Rédaction

janvier 24, 2008
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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  La Rédaction, Nos visages-flash ultimes, ed. Al dante/Transbordeurs, 292 p. ISBN: 978-2-84957-114-9. Prix 17 €.

[4ème de couverture]

Cher Monsieur B.Y

Avant tout je tiens à vous remercier grandement pour votre ofre d’aide, vous ne pouvez pas vous imaginer combien cela va m’être précieux.

Voici donc : il y a encore une vidéo d’otages-victimes que je voudrais intégrer dans ce livre. Elle a été présentée sur les sites américains comme montrant l’exécution de jeunes laveurs de piscines irakiens travaillant pour les forces d’occupation. Mais je ne dispose actuellement d’aucun moyen sérieux de savoir si ces informations sont exactes.

Vous me seriez d’un grand secours si vous pouviez m’indiquer dans une traduction la plus littérale possible :

a) tout ce que disent les otages, et les questions que leur posent les ravisseurs;

b) ce qui est écrit en transparence au centre de l’écran et en rouge en bas à droite;

c) et aussi peut-être ce qui est murmuré pendant que la caméra montre les documents papiers. Voire ce qui se dit en arrière-plan sonore.

Je voudrais enfin vous prévenir : cette vidéo montre, à la fin, des images extrêmement violentes et peut-être préférerez-vous ne pas les voir, d’autant qu’elles ne contiennent aucun discours ou symbole que je ne puisse traduire seul. Le plus simple pour ls éviter serait d’arrêter le visionnage de ce document après 4 mn 10.

Bien cordialement,

Ch. H pour La Rédaction.

[Chronique]

Avec ce dernier livre de La rédaction [Christophe Hanna en tant que monteur], nous avons un Document poétique. Pour en comprendre la portée, outre le fait qu’il s’agit là d’un travail très ample et dense de composition visuelle, il nous faut d’abord nous arrêter, sur le premier document proposé dans cet agencement. Non pas la première planche des visages-flash, mais la 4ème de couverture. La 4ème de couverture ne résume rien, n’est pas un extrait, n’est pas un renvoi, elle est un document mis en parallèle de la suite des Visages-flash. Ce document, sur lequel on pourrait passer, est pourtant le point de pivot pour saisir le travail fait ici par la Rédaction.

Que nous dit cette 4ème de couverture ? [1] Qu’il s’agit d’une vidéo où des otages, de jeunes irakiens, sont exécutés. [2] Que cette exécution, montrée sur internet, est construite selon une certaine forme rituelle, impliquant une esthétisation de la mort dans le sens de la visée des exécuteurs. [3] Que l’exécution elle-même semble insoutenable, notamment parce que de fait, les éléments impliqués dans ce moment semblent effacés par l’exécution elle-même. [4] Que deux régimes d’appréhension sont possibles — si on évite d’être court-circuité par l’intensité affective de l’horreur — a) celui du décryptage symbolique et structurel qui exige d’abstraire des parties, qui se donnent comme des indices; b) celui de l’affect et de sa possible tétanie.

Cette lettre pose le cadre de saisie de l’ensemble du livre. Elle sera renforcée, par la postface de Thomas Mondémé. Sans cette lettre, sans ce document, les Visages-flash et le travail en jeu de la Rédaction, seraient moins compréhensibles, moins saisissables au premier abord. Car ce document explicite surtout que la vidéo, telle qu’elle est diffusée, peut heurter, arrêter toute pensée, tétaniser toute perception. Cette lettre indique ce qui est en jeu : le fait que la conscience, face à cette forme spectaculaire de la vidéo d’exécution d’otage, puisse être paralysée, dépassée par le régime de l’affect pur : le sentiment d’horreur.

De là, la question du travail de la Rédaction : comment se ressaisir de ces productions, afin de pouvoir avoir une forme de jugement, de pensée, de connaissance, alors que nos affects, irrémédiablement, sembleraient dominer la possibilité haptique de celles-ci ? Le travail mis en oeuvre pour composer ce document poétique, se constitue alors dans la possibilité de présenter une composition, qui permettra un certain type de connaissance par rapport à ce qui se donne par les vidéos d’otages.

Le dispositif est simple au niveau de l’esthétique de retraitement  : La Rédaction découpe dans des vidéos les visages, les brouille plus ou moins par un filtre de déformation, puis les implémente dans le cadre d’un visage portrait robot, l’ensemble situé dans un cadre général, où, en dessous du portrait, il y a un encart d’info : une redescription objective, sans procédure lyrique, d’un détail abstrait du cadre général de la vidéo et plus précisément de la séquence.

Premier point important : il y a dans ce dispositif une forme d’annulation du rapport à l’autre à partir de la tension du visage. Tel que l’énonçait Lévinas, ce qui me prend en otage, c’est le visage, la vulnérabilité de l’être qui se présente. Cela appelle alors une ouverture éthique à ma responsabilité qui passe par ce qui me fait face à travers le regard. Ici, il y a effacement partiel voire total du visage. Celui-ci en tant qu’il est retraité, est annulé dans sa dimension d’ouverture infinie, sa fragilité est effacée. Il est stéréotypé. Cette annulation, toutefois, en rencontre une autre, qui est celle effectuée au niveau mass-médiatique, sous prétexte de ne pas violer l’intégrité du sujet, de ne pas dévoiler l’identité, sous prétexte encore de ne pas violer les Accords de Génève sur les otages. En effet, de plus en plus, les visages des otages sont eux-mêmes effacés de la représentation mass-médiatique, au point que nous n’ayons plus à faire à une dimension humaine, mais elle aussi à celle d’un X, stéréotypé mais contextualisé selon l’ordre d’un discours et une grammaire de l’image. C’est en ce sens que cette neutralisation de la part de La Rédaction entre dans un processus global de neutralisation de l’affect lié au système informatif, ou de détournement de l’affect. Ici, il y aurait des questions à se poser alors sur cette logique de composition. Est-ce qu’intentionnellement, ce qui a été visé par La Rédaction, tient à une mimétique sémiotique de la neutralisation du singulier au niveau du traitement mass-médiatique de l’information ? En quel sens cette répétition, d’un processus mass-médiatique est-il efficace pour saisir l’ensemble des enjeux propres à la logique de construction de l’image médiatique ? Je dois le dire, sur ces points, ni les visages-flash, ni la post-face ne m’apportent de réponse. Mais sans doute n’était-ce pas l’enjeu.

Second point : Le visage stéréotypé, qui est abstrait de son contexte, est cependant recontextualisé par un encart info. Cette recontextualisation n’est pas un détournement contextuel [nous ne sommes pas dans un post-situationnisme], mais entre dans la logique de la redescription du contexte. Et ceci selon, à chaque fois, la focalisation sur un trait contextuel précis, souvent exprimé sous la forme d’un verbe au participe présent. Il y a donc une forme de séquençage qui est effectué à partir de la vidéo. Séquençage à la fois visuel (prise d’un plan), et séquençage dans le contexte global, afin d’en extraire une partie signifiante et de la faire entrer en écho avec les autres plans juxtaposés. Chaque visage-flash se présente alors comme une forme de gros-plan par rapport à la séquence initiale. Gros plan, au sens où, par la neutralisation de l’esthétique visuelle et de toute forme d’affect lié, et par la phrase qui souligne ce visage, nous n’avons  faire qu’à une forme de détail. En quelque sorte dans le flux des 24 vérités secondes de ces vidéos, serait extirpée une de ces vérités, elle-même divisée en unités signifiantes plus simples. "disant qu’il veut aller en Corée". Par cette logique de focalisation qui contextualise le visage, La Rédaction fait apparaître certaines sémiotiques de ces vidéos. Des récurrences. Que cela soit dans la présentation des otages, de leur corps, dans la façon dont ils enchaînent ce qu’ils doivent ou peuvent dire, dans la manière de se positionner des preneurs d’otage, etc.

Troisième point : C’est justement à partir de ce que je viens indiquer, que ce projet trouve, à mon sens, sa consistance. La juxtaposition des visages-flash, et la récurrence de ceux-ci dans la succession des pages, créent, peu à peu, une forme de narration croisée, où l’on suit des protagonistes. Ainsi, si nous prenons le visage de Florence Aubenas, l’un des plus reconnaissables, pour nous français, au sens où nous avons été abreuvés de son portrait (ce qui conduit que même flouté, la représentation renvoie à la personne), nous pouvons suivre une de ses vidéos en totalité, selon le découpage que nous venons de décrire : p.8, 15, 23, 30, 38, 46, 54, 63, 72, 80, 95, 103, 110, 117, 125, 140, 147, 155, 177, 183, 192, 211, 270 (j’ai peut-être oublié des pages). Nous suivons une forme de structure narrative, qui se compose de la succession de micro-indices. En ce sens, ce travail prend surtout sa dimension dans la forme livre, même si une affiche de 4 visages a une efficace qui lui est propre. Toutefois ce qui apparaît dans ce travail, n’est plus de l’ordre d’une réelle connaissance à propos des vidéos d’otage, mais peu à peu une mise en lumière d’un certain processus narratif à partir de la fictionnalisation de vidéos qui elles-mêmes, bien qu’elles nous donnent à voir une excéution réelle, ou un otage réel, sont des constructions esthético-impactantes scénarisées.

C’est sans doute là, que mon enthousiasme rencontre aussi un peu de scepticisme par rapport à ce travail. Enthousiasme, car cette création de narrations croisées à partir de ces vidéos est véritablement intéressante, de même que le processus d’abstraction/focalisation. Scepticisme ou une certaine forme de déception, car je crois que Thomas Mondémé, sans dout trop immergé dans le cadre référentiel de Christophe Hanna, exagère lorsqu’il écrit que cette redescription permet "d’extraire un potentiel critique et révélateur". L’aspect critique et révélateur ne me semble pas si pertinent que cela, au sens justement du trop grand effacement référentiel, d’une trop forte neutralisation du document initial, mais aussi d’un manque, à mon sens d’enjeu de redescription. Certes une forme de manipulabilité de ces vidéos d’otage est permise, mais elle me semble resté trop circonscrite.

Certes, c’est un parti pris. Toutefois, il me semble bloquer une certaine efficacité de l’aspect critique. Au fil des pages, on ne regarde plus tant les visages-flash, que les légendes. Et les légendes elles-mêmes, de fait, certes permettent de saisir et d’isoler des actions précises, des aspects scénographiés, mais qui n’apportent rien de plus, et plutôt moins, par rapport à une analyse sémiotique/sémantique réelle des documents originaux, et d’autre part ne permet pas de résoudre, ni même de poser, des questions qui me semblent pourtant essentielles  : pour quelle raison certains types de structuration de l’image ont une efficacité sur la représentaion et pas d’autres ? Quels sont les mécanismes esthético-cognitifs en jeu dans de telles scénographies afin de construire l’efficacité de la diffusion ? Quelles différencs et ressemblances  sont en jeu dans le format de la vidéo d’otage et la vidéo informationnelle ? etc.

Ici, il ne s’agit pas de dire que la production de la Rédaction ne permettrait pas de tenir un jugement moral ou éthique, à savoir qu’il effacerait cette sorte de jugement. Là n’est pas la question. Mais il s’agit d’indiquer que le traitement compositionnel et ses implications critiques, sont très restreints par rapport à l’ensemble des questions qui peuvent se poser si nous nous confrontons à ce type de vidéos.

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Philippe Boisnard

Co-fondateur de Libr-critique.com et administrateur du site. Publie en revue (JAVA, DOC(K)S, Fusees, Action Poetique, Talkie-Walkie ...). Fait de nombreuses lectures et performances videos/sonores. Vient de paraitre [+]decembre 2006 Anthologie aux editions bleu du ciel, sous la direction d'Henri Deluy. a paraitre : [+] mars 2007 : Pan Cake aux éditions Hermaphrodites.[roman] [+]mars 2007 : 22 avril, livre collectif, sous la direction d'Alain Jugnon, editions Le grand souffle [philosophie politique] [+]mai 2007 : c'est-à-dire, aux éditions L'ane qui butine [poesie] [+] juin 2007 : C.L.O.M (Joel Hubaut), aux éditions Le clou dans le fer [essai ethico-esthétique].

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