[Manières de critiquer : Bernard Desportes autrement] Roman (et) critique. Entretien de Bernard Desportes avec Fabrice Thumerel (1)

[Manières de critiquer : Bernard Desportes autrement] Roman (et) critique. Entretien de Bernard Desportes avec Fabrice Thumerel (1)

janvier 26, 2008
in Category: manières de critiquer, UNE
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  [Première partie de l’entretien de Fabrice Thumerel avec Bernard Desportes, à propos de la sortie d’Irritation. Bernard Desportes expose, en liaison à une analyse de l’époque, en quel sens selon lui, l’écriture est faire "l’expérience vivante de l’impossible"]

Je commencerai par poser la question qui s’impose : pourquoi avoir repris en titre le sous-titre d’un chef-d’oeuvre de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre (1987, pour la traduction française) ?

Une irritation, car comment effectivement ne pas être irrité devant ce monde et devant nous-mêmes ? C’est donc très volontairement bien sûr que j’ai voulu rendre hommage et faire écho dans mon titre au livre de Thomas Bernhard – en essayant d’écrire ma propre vision des arbres à abattre, qui renvoient ici aux discours dominants, aussi bien dans le domaine littéraire que politique, médical ou juridique… Au-delà, Thomas Bernhard est un des rares écrivains d’aujourd’hui dans lequel je me reconnais par son impossibilité de vivre dans le monde tel qu’il est, d’exister à travers une écriture narrative, ou encore de survivre dans l’espace clos, normé et finalement mortifère du roman et du poème tels que l’attendent – et sans cesse, sans fin, jusqu’à ce que mort s’ensuive -, l’exigent et le reconduisent la critique admise et le grand nombre.

Me revient justement en mémoire la question mise en évidence au beau milieu de la page 72 : "comment écrire / dans pareil monde ?" D’une part, les époques vides sont effectivement celles où l’on se demande ce qu’on peut et doit encore écrire, l’impression dominante étant que "tout a été dit" ; mais d’autre part, l’angoisse, la révolte, etc., étant d’excellents catalyseurs, les temps sont propices à la littérature, voire à de nouvelles écritures, non ?

– Toute époque est terrifiante – l’écriture commence avec ça. La paix aussi bien que la guerre sont également tragiques (c’est ce qui m’a toujours fait préférer, de loin, Dostoïevski à Tolstoï). Car la tragédie, évidemment, est en l’homme, dans le rapport qu’il a avec lui-même comme dans celui qu’il noue avec les autres, le monde, dieu ou l’absence de dieu. Ce qui est propice à la littérature et à de nouvelles écritures (on pourrait multiplier les exemples) n’est donc pas lié à telle ou telle conjoncture historique ou sociale, mais à la plus ou moins forte capacité qu’a une société (en période de paix comme en période de guerre, en temps calme comme en temps troublé – tout est toujours troublé pour l’homme et chaque homme est toujours en guerre avec lui-même et ses abîmes) d’imposer à un moment donné un modèle d’être et de penser dominant (c’est d’une certaine façon le cas aujourd’hui), lequel nie, écrase, tue avec la singularité l’individu lui-même… et suscite ainsi une résistance désespérée qui ne peut s’exprimer qu’en dehors et contre les conventions pour traduire le tragique qui fonde la condition humaine. Une écriture sans singularité n’a aucune valeur. Une littérature qui ne s’écrit pas contre la société dominante n’a aucune portée. L’acte d’écrire est toujoursune tentative urgente, tragique et désespérée – ou il n’est rien.

L’irritation principale concerne ici le milieu : tout en mettant en scène un narrateur qui parfois apparaît à lui seul comme un Bouvard-et-Pécuchet,Une irritation intègre une époustouflante critique du champ littéraire actuel comme une mise en crise du roman…(Le court extrait qu’en a donné Philippe dans son annonce de décembre en témoigne).

– Nous savons depuis Flaubert que tout vrai roman, parce qu’il est une interrogation de soi et de notre rapport au monde, est, ipso facto, une interrogation du texte lui-même, c’est-à-dire une critique de l’écriture et une critique du roman. Une irritation est le roman d’un homme qui écrit ou plutôt qui essaie d’écrire un roman – cet homme est ce faisant confronté à sa propre vie, son passé, ses doutes, ses désirs, ses échecs, ses espoirs, ses fantasmes, ses douleurs, ses folies… comme il est confronté au travail (l’écriture) et au milieu qui sont les siens, à la société qui l’entoure (le réfléchit et le trahit, le capte et l’exclut), finalement au monde tout entier, présent, oppressant, insaisissable… C’est quoi en somme ? c’est juste un homme qui essaie de vivre dans le chaos que représente toute vie, rendue plus périlleuse et plus libre (et par là plus périlleuse encore) dès lors qu’on cherche à la comprendre. Rien ne sépare l’écriture, la vie et le monde. Le roman ne peut être pour moi que l’expression de leur rencontre, de leur interdépendance et de la tension qui naît de cette expérience inouïe : la tentative fulgurante et désespérée de dire le réel, et faire ainsi l’expérience vivante de l’impossible. Roman de l’interrogation duelle de soi et de l’écriture, Une irritation porte, intègre et traduit nécessairement une critique du champ littéraire et exprime par sa propre mise en crise une crise du roman : critique du roman et du poème, critique du projet autobiographique, critique de la critique. Critique, en un mot, de formes préconstruites, hégémoniques, qui font sens, et au-delà critique des pensées et discours absolus et cohérents sur la morale, critique du vide halluciné, démagogique et criminel des discours politiques dominants… Quel abattage !

Et pourquoi un tel acharnement contre tout ce qui commence par le préfixe "psy" ?

– Je n’ai rien de plus, rien de moins "contre tout ce qui commence par le préfixe psy" que n’en avait Molière contre les médecins et la médecine… Ce qui m’amuse chez les psychiatres, psychanalystes et autres psychologues divers n’est pas tant la façon dont, le plus souvent, ils se gargarisent de mots savants et de discours abscons que la prétention qui suinte de leur savoir et l’arrogance, la vanité qui accompagnent la position sociale qui en découle. Une certaine dérive de notre monde vers le tout-"psy" n’est pas sans certaines parentés avec le monde soviétique, n’est pas sans certains risques totalitaires… Si la loi sarkosienne attribue aux psychiatres le pouvoir – c’est-à-dire le bon vouloir – de juger et enfermer à vie les gens (les déviants) sur leur être, sur la virtualité de leurs pulsions, et non sur leurs actes, alors l’affaire deviendra nettement plus tragique…

Au fait, quelle nécessité intérieure – aussi tant est qu’elle te soit au moins en partie accessible – explique que dans ce roman-ci, contrairement à ceux de la trilogie, la "part satirique" apparaît comme plus importante que la "part fantasmatique" – distinction bien évidemment artificielle, tant il est vrai que les deux pans sont constitutifs de la même part du feu ? Autre différence notoire avec la trilogie : le mouvement de déterritorialisation est beaucoup moins net, la fiction multipliant les références explicites à notre monde, à notre actualité (guerre en Irak, chikungunya, Mireille Dumas…), à notre espace comme à notre culture, notamment par le biais de noms propres de lieux (1), de personnages historiques, d’écrivains et d’artistes (2), sans compter les patronymes à clef (dont le fameux diptyque Laurence Camelote/Pacotille Laurenso)… Pourrais-tu nous confier les raisons de ce choix qui tient aussi bien à ta vision du monde ("ethos") qu’à un parti pris romanesque ? Et puisqu’il est question de parti pris romanesque, es-tu certain que les procédés du roman critique que tu utilises (mise en abyme, enchâssement de fragments discursifs, parodies…), pour dater du siècle dernier – celui de la modernité -, sont toujours aussi "efficaces" ?

– L’axe essentiel de la trilogie c’est l’enfance – ou du moins ce que j’appelle (pour des raisons symboliques et de sonorité) l’enfance, laquelle englobe l’enfance elle-même, l’adolescence et la première jeunesse, c’est-à-dire cette période de la vie où la vie semble appartenir à l’éternité. Cette "part fantasmatique" – que j’appellerais plutôt la part imaginaire – est cet âge où l’imagination et sa re-création fantasmatique priment sur son interprétation.

Dans Une irritation, Vlad quitte le champ de l’enfance – sans parvenir à le quitter vraiment, ce qui est d’ailleurs, du moins vécu à ce point-là, un des aspects dominants de la personnalité à la fois errante, rêveuse et perverse de Vlad. Une irritation est un autoportrait de Vlad à la maturité, d’où une part beaucoup plus forte du rapport à un monde réel qui s’impose d’autant plus que l’enfance perd de sa puissance et que les nuisances du monde ont dès lors sur lui plus de pouvoir : les causes de l’irritation rendent l’errance (et l’imaginaire qui l’accompagne) plus difficile ; la "part satirique" sert de bouclier et vient pallier l’errance (en partie) perdue.

Pour ce qui est de la seconde partie de ta question, je ne fais pas de distinction ni de séparation entre "vision du monde" et "parti pris romanesque". Celui-ci découle de celle-là ‒ encore faut-il que celle-là existe… et si c’est le cas, alors la question de l’"efficacité" devient superfétatoire.

(1) De Alger à Yport, en passant par Brive-la-Gaillarde, Charleville-Mézières, Graissessac, Paris, Vichy, et, entre autres, de nombreuses villes de banlieue. (2) Elisabeth II, Jean-Paul II, Saint-Louis, etc. ; de Bataille à Villon, en passant par Baudelaire, Beckett, Burroughs, Chateaubriand, Cooper, Faulkner, Flaubert, Gide, Genet, Joyce, Kafka, Lautréamont, Michaux, Pascal, Proust, Rimbaud, Rousseau, Sade, Simon, Valéry, etc. ; Bach, Debussy, Fauré, Matisse, Mozart, Picasso, Schubert, Ravel…

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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