[Chronique] Mots et tessons : Brosseau, Dussel & Rahmy

[Chronique] Mots et tessons : Brosseau, Dussel & Rahmy

décembre 4, 2009
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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Finis les mots-et-merveilles… Pour accroître l’acuité du regard, il faut aiguiser les mots. Telle est l’entreprise de ce nouveau venu dans le monde de l’édition, Mots tessons… un petit Poucet qui a de quoi nous laisser rêveurs après la parution des deux premiers volumes aux formats et aux styles différents : Philippe RAHMY & Stéphane DUSSEL, Cellules souches ; Mathieu BROSSEAU, L’Espèce.

Philippe Rahmy & Stéphane Dussel, Cellules souches

Philippe RAHMY & Stéphane DUSSEL, Cellules souches, Mots tessons, novembre 2009, 30 pages, 5 dessins, format : 21 x 14 cm, 15 €, ISBN : 978-2-918841-01-2.

Ces cellules souches sont celles de la modernité – celles-là mêmes qui sont à l’origine de nouvelles formes.

L’artiste moderne est celui qui se retranche dans une tour où, grâce à ses glaces anamorphiques, ses jeux de miroirs et ses machineries kaléidoscopiques, il s’affranchit des limites pour affronter l’inconnu et rendre possible l’impossible, perpétuant "l’éclosion de vies aberrantes et sacrifiées" (p. 15) ; pour devenir inhumain (monstrueux !), générant des formes hybrides.

C’est ici que se recoupent les recherches du poète et du peintre : si, par exemple, dans un texte de Philippe Rahmy – mi-fiction, mi-fait divers –, peut surgir "le fourmi-lion" (Michaux n’est pas loin), dans les compositions de Stéphane Dussel s’entremêlent photos et dessins (mixage au moyen du logiciel Photoshop) – ensembles d’autant plus composites qu’associant parfois humanité et animalité.

Si écrire, c’est "ne plus exister en tant que personne, mais comme dispositif, essaim ou colonie" (15), il ne saurait plus y avoir que des œuvres dépersonnelles produites, non par des auctors, mais des agents d’agencement – lesquels sont plutôt attentifs à la métamorphose qu’à la métaphore.

Ce n’est pas un hasard si la toile de fond de ces Cellules souches est un chantier, réalité triviale qui peut se transformer en lieu épiphanique : l’œuvre devient "proposition spirituelle de la neutralité", "ensemble de circonvolutions mouvantes, de relations internes en tous sens, où toutes les phrases se valent" et où "la moindre tache fait figure" (18) ; un tout inachevé, creuset où les éléments se décomposent et se recomposent à l’envi, zone animée par un perpétuel mouvement de destruction/restructuration. On peut songer à ces deux passages de La Nausée (1938) qui, parce qu’ils narrativisent les principes d’écriture de ce premier roman de Sartre – unité d’éclatement et métamorphose –, constituent des mises en abyme : sur fond de ville portuaire en chantier, la première épiphanie, née du heurt entre "une petite bonne femme blonde" et "un nègre, sous un ciel de feu", met en lumière une harmonie qui règne au-delà des apparences ; la seconde révélation, liée à une affiche lacérée, est à rapprocher d’un tableau de Wols, La grande barrière qui brûle. Dans cette optique, impossible de ne pas penser à l’œuvre ouverte d’Umberto Eco : dans ce Tout inachevé qui ne possède pas de contours fixes mais une "structure non close", la "pluralité d’éléments polymorphes" fait du lecteur "le centre actif d’un réseau inépuisable de relations parmi lesquelles il élabore sa propre forme, sans être déterminé par une nécessité dérivant de l’organisation même de l’œuvre."

Mais surtout, comme on l’a sans doute déjà perçu, c’est la pensée de Deleuze qui sert d’horizon théorique à cet objet transgénérique. Les images de Cellules souches, épiphaniques ou non, ressortissent en effet à la vision deleuzienne, qui, pour combiner actuel et virtuel, conduit dynamiquement à un sublime défini comme expérience des limites. Résultant de l’agencement individué mais asubjectif de matériaux en devenir, elle opère un court-circuit de notre rapport praxique au monde jusqu’à l’extase, expérience immanente et non transcendante, d’autant plus intense que dense (contraction dans le temps de l’image), et par là même ouvre paradoxalement une nouvelle perspective sur le monde réel. D’où ce genre de dispositif : "Les visions se succèdent selon la minuterie qui commande l’ouverture, la fermeture, l’inclinaison des stores" (18). D’où le choix de "cette ville sans bords" : traversée par des lignes de fuite, elle représente l’image comme vibration des forces sous-tendant les matériaux.

Mathieu Brosseau, L’Espèce

Mathieu BROSSEAU, L’Espèce (préface de Fabrice Thumerel), Mots tessons, novembre 2009, 60 pages, format : 14,5 x 10 cm, 13 €, ISBN : 978-2-918841-00-5.

"Si de la littérature il ne fallait rien dire ni lire" (p. 24).

L’auteur de la préface ne saurait ici rien faire d’autre qu’en citer un extrait et expliciter les raisons de son choix.

Cette Espèce-ci n’a rien à voir avec Le Mal de l’espèce, texte de Bernard Noël dans lequel les protagonistes se déjouent des "vérités animales" de l’amour autant qu’ils en jouissent.

Pour Mathieu Brosseau, la poésie est chose sérieuse  – mais précisons d’emblée que le poète est dénué de tout esprit de sérieux. Sans pose ni glose, il va à l’essentiel : "Que faire d’un homme ?"

Pour lui, il ne s’agit pas de faire mordre surréalistement le mot "chien", mais de donner à voir/sentir "la nichée du chien là-contre" (31). Comment franchir cette barrière du symbolique qui nous coupe du monde sensible ? Comment rendre compte de notre présence-au-monde-sensible au travers d’une appréhension intelligible ? Peut-on être hors de la parole ? Faut-il silencer pour "dire la vérité" ? Comment être-dans-la-parole en se gardant de la "pâle imitation de la vie qui se fait vie" (44) ? D’où la fascination qu’exerce le mythe du golem, créature engendrée à partir de lettres soufflées.

Dans ce poéphilosophoire portatif (vu son format de mini-poche) qu’est L’Espèce, assurément, Mathieu Brosseau fait sien ce précepte deleuzien – étendu à la création verbale dans son intégralité – selon lequel  "la syntaxe est l’ensemble des détours nécessaires chaque fois créés pour révéler la vie dans les choses" (Critique et clinique, Minuit, 1993, p. 12) : pour traiter de la question cruciale de l’appartenance à l’espèce et de sa traversée, il fait preuve d’un art approprié, multipliant les énoncés hypothétiques et interrogatifs, les paradoxes, les anaphores, les translations, les mots-valises…

On terminera sur ces deux premières phrases de la préface : "Si, par commodité, le poète habite l’espèce, avec Mathieu Brosseau il retrouve l’ambition que l’on croyait quelque peu perdue, celle d’ouvrir l’espace comme l’espèce. Ouvrir l’espèce, c’est faire place à l’animal : c’est alors que les signes se font singes."

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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2 comments

  1. Marie

    Bonjour, comment peut-on se procurer l’ouvrage? Je ne trouve aucun contact pour vous le commander. Merci!

  2. Fabrice Thumerel (author)

    Marie, grand merci pour votre intérêt !
    Ces livres étaient commandables en librairie ou chez l’éditeur (LIBR-CRITIQUE est un site de création et de critique, pas un site lié à une maison d’édition) ; hélas, leur tirage est épuisé en moins d’un an… Reste à avoir la chance de tomber sur un exemplaire en bibliothèque…

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