[Chronique] Francesco Magris, La musique obscure de Sandra Moussempès

[Chronique] Francesco Magris, La musique obscure de Sandra Moussempès

février 12, 2010
in Category: chroniques, UNE
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Sandra MOUSSEMPÈS, Photogénie des ombres peintes, Flammarion, automne 2009, 152 pages, 16 €, ISBN : 978-2-0812-2181-9.

Bien avant que Sandra Moussempès ne reçoive officiellement le Prix Hercule de Paris pour son dernier recueil – en juin prochain, lors du Marché de la Poésie –, ce qui sera l’occasion pour nous d’y revenir (lire la première note de lecture), le passionné Franscesco Magris, maître de conférences à l’Université d’Evry et fils de l’écrivain reconnu Claudio Magris, nous livre une lecture qui en cerne le fait poéthique.

La musique obscure de Sandra Moussempès, par Francesco Magris

Sandra Moussempès – mystérieuse, insaisissable, cachée et pourtant toujours présente dans son œuvre remarquable – donne rendez-vous une fois encore à ceux qui, depuis des années, se reconnaissent dans ses textes noirs, ambigus, denses, singuliers, amnésiques. Nés d’une plume qui continue sans cesse de dire non à la littérature de masse, les nouveaux poèmes rassemblés dans Photogénie des ombres peintes viennent toutefois d’être primés. Le recueil prend du recul – dans le sens d’un certain apaisement de l’esprit – par rapport aux précédents (Vestiges de fillette et Captures), mais dans le même temps en prolonge les échos à travers une usuelle mais toujours heureuse transposition littéraire de son vécu intérieur. Bien loin de se replier sur un sentiment dérisoire d’achèvement, cette oeuvre dégage, par dessus les buts explicites de l’auteur, un sens du dépaysement et du vide qui en découle, sur fond de tonalités rassurantes et d’une gestuelle empruntée au quotidien.

Oscillations entre rêve, fantaisie et réalité, tonalités variées, paroles en liberté parcourent le recueil :
  "il ne faut pas scintiller en robe de bal / pour être normale avec un doigt sanguinolent / ni fuir le brouillard dans un profond sommeil."
Et de nous conduire dans les labyrinthes de l’esprit, mondes d’ombres évanescentes, simulacres qui s’agitent et réveillent en nous, victimes d’un sommeil atavique, les fantasmes d’un passé qui ne cesse de revenir. Les paysages intérieurs de Moussempès se superposent à une chaude et sensuelle représentation de la gravidité du réel ; les fluctuations de l’âme alternent avec des sollicitations physiques et corporelles donnant lieu à un puissant ballet sensoriel où l’émotion trouve forme. Nous sommes d’emblée renvoyés aux dimensions profondes et inachevées de l’esprit, combinées et soigneusement conjuguées à celles, indéchiffrables, des sensations qu’elles suscitent.

La poésie de Moussempès est un long mantra désarticulé, un travail qui conjugue la mémoire d’une fille privée d’un père adoré au présent assumé d’une mère. Nous avons parlé d’un certain apaisement intérieur : cela n’empêche qu’il n’y a chez elle aucune place pour l’illusion. Les yeux de Moussempès sont ceux d’une femme en proie à un ironique et sardonique désenchantement, et la réalité n’est rien d’autre qu’un grand, ridicule et trompeur jeu de miroirs : "cette porte sans être close est un cadeau bien ficelé, une juxtaposition de faits et geste reconstitués en présence de témoins". Le rythme est incandescent, syncopé, voire inconstant et vibrant ; dans l’anarchie des formes et son opacité, il reproduit certaines tonalités du pop et du rock d’avant-garde – dont l’auteur est une remarquable interprète – privées, comme le sont ses vers, de la contrainte de la rime et de la pesanteur du refrain. Les préambules chargés et baroques sont suivis de mots rapides et tranchants, qui multiplient les effets sonores et activent la mécanique de l’émoi. Le tout est le reflet d’une longue recherche intérieure  et d’un besoin esthétique qui se fait le miroir d’une quête inachevée de désir dionysiaque. Un livre où l’intimité de l’auteur est parfois dévoilée sans pudeur ni mesure, mais qui trace le portrait lucide et impitoyable d’une femme en lutte, en premier lieu, avec elle-même. Moussempès est une écrivaine dont la pensée paraît parfois s’envoler bien au-delà des limites établies et dont le désir de vivre trouve une résonance parfaite dans le réverbère des mots qu’il suggère. Pour rencontrer finalement son imaginaire projeté sur un mur épais d’ombres vagues et provisoires : "La femme se double d’une épaisse fumée grise. Elle questionne les passants. M’avez-vous déjà vue ? Si sa ressemblance avec moi n’était que fortuite, je ne pourrais voir cette couleur autour de ton visage réapparaître."

Photo de l’auteure : © Didier Pruvot, Flammarion, 2009.

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rédaction

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3 comments

  1. Baillieu

    Oui, oui, continuons à célèbrer cet ouvrage sous des angles différents, même si on peut ne pas forcément approuver le « sans pudeur, ni mesure » par ex., une question de degré ou d’appréciation probablement. Et souhaitons que des traducteurs s’intéressent au livre de Sandra Moussempès qui mérite un lectorat élargi hors de nos frontières.

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