[Livre-chronique] Jacques Jouet, Le Cocommuniste

[Livre-chronique] Jacques Jouet, Le Cocommuniste

mars 13, 2014
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Livre-chronique] Jacques Jouet, Le Cocommuniste

Le dernier roman de Jacques Jouet, impressionnante somme qui intègre autobiographie, conte, essai, poésie et théâtre, comporte sept parties : "Les Chiens pavillonnaires" (roman de tiroir), "La Voix qui n’en faisait qu’une", "Une ronde militante, poésie et théâtre" (pièce à contraintes), "Roman de papier", "Enfantin" (projet de "roman documentaire"), "Histoire de Povarine" (conte) et "Les Chiens pavillonnaires 2, retour en banlieue".

 Jacques Jouet, Le Cocommuniste, éditions P.O.L, janvier 2014, 496 pages, 22,50 €, ISBN : 978-2-8180-1999-3.

 

Présentation éditoriale

Ce roman se veut un parcours panoramique sur la confrontation épineuse entre l’idée communiste et le concret de ses tentatives.
Il propose sept approches successives à partir de situations historiques ou imaginaires différentes, à partir aussi de points de vue différents.

1. Les chiens pavillonnaires : en banlieue parisienne dans les années 1970, l’auteur est membre du PCF. Le roman fait un retour personnel sur cette période. La scène est à Viry-Châtillon, là où se trouvait au début du xxe siècle le premier aérodrome de l’Histoire. Un certain Lénine y venait voir voler les premiers coucous.

2. La voix qui n’en faisait qu’une : en URSS, entre la mort de Lénine et celle de Staline, un employé du Kremlin raconte son métier : c’est lui qui téléphonait, au nom de Staline, aux acteurs fameux ou obscurs de la période soviétique : faire peur, rassurer, donner confiance, terroriser, jouer avec le feu, avec les vies, avec la mort.

3. Une ronde militante, poésie et théâtre : dans le bassin creillois entre 1950 et 2010, à quoi ressemblait le militantisme communiste ? Des poèmes-portraits sont là pour en témoigner (poèmes documentaires parlant de personnes bien réelles, que l’auteur a rencontrées). Une pièce de théâtre tente de rendre compte, décennie après décennie, de l’histoire de ces hommes et de ces femmes dans leurs luttes.

4. Roman de papier : dans une « démocratie populaire » après la destruction du rideau de fer, un écrivain se débat avec la nouvelle réalité libérale triomphante. Tous se passe sur fond d’ouverture d’archives sans discernement, phénomène dont nul ne sort vraiment indemne, et surtout pas le personnage principal.

5. Enfantin, roman documentaire : en France avant Karl Marx, les saint-simoniens ébauchent une idée plus ou moins communiste qui sera capable d’agiter tout le siècle, et cela contradictoirement, tant du côté de l’industrie en gloire que du côté de la révolution. Cette partie du roman n’est pas achevée, elle est une ébauche d’un futur « roman documentaire » au sens de Hans Magnus Enzensberger.

6. Histoire de Povarine : en Amérique latine aujourd’hui (le pays précis est imaginaire), le roman raconte une prise du pouvoir exemplaire de type communiste, l’exercice de celui-ci, volontariste et chaotique, et la nécessaire autodestruction du pouvoir étatique, du moins selon la réflexion du personnage central, Povarine.

7. Les chiens pavillonnaires, retour en banlieue : on revient, pour finir, en banlieue parisienne aujourd’hui. Le tissu social est encore un peu plus tendu et, là encore, les tentatives collectives (communistes peut-être encore ?) se détournent de l’idée de l’État et de la prise du pouvoir. Qu’en est-il de l’idée, après tout ce concret d’un siècle et demi ?

 

Note de lecture

"On parle de passéisme, dit Pavel, mais jamais d’avenirisme ou de présentéisme.
L’aveniriste est toujours un mauvais coucheur et prophétaillon de bonheur ou de malheur.
Les lendemains qui pètent, les lendemains qui ventent…" (p. 255).

 

"Les livres n’ont plus la moindre importance, depuis qu’on est dans le capitalisme" (p. 284)… Et lorsqu’on était dans le communisme ? Qu’on en juge un peu : Lénine estimait que, pour ne pas gâcher le précieux papier, il était préférable de tirer du 150 000 000 de Maïakovski 1 500 exemplaires plutôt que 5 000, c’était bien assez, « "pour les bibliothèques et les toqués" ! » (123)… Au reste, même dans les années 70, un roman critique ne saurait être conseillé par "le réalisme démocratique et socialiste" (77).

Dans cette somme polymorphe, l’expérience cocommuniste est présentée à la fois comme un échec (impasse idéologique et morale – absence de fraternité), un moyen d’émancipation – au travers du militantisme – et une nécessité : "- C’est quoi, un truc communiste ? / – C’est la seule chose qui nous reste, la seule qui ne soit pas propriété du capital" (466) ;  "Et si je nous déclarais cohommunistes, tu aurais encore peur du co- ?" (484)… En fait, nous est proposée dans ce septuor la généalogie d’une relation particulière ou collective au (mot) communisme : "Ce qu’il advint à ce moment par le mot communisme était une réaction rationnelle, rationnelle et rationaliste" (37)… Non sans humour : "le stalinisme était un spiritualisme !" (135). La prise de conscience critique débouche sur un bilan linguistico-idéologique des plus singuliers : "Le co- et le ca-, le coco et le caca, le cocommunisme et le cacapitalisme. Le co a fait la preuve de son incapacité économique ; le ca a fait la preuve de son incapacité sociale" (474).

Mais, si discours de la méthode il y a, il concerne la forme même du livre. Pour attrayant qu’il soit – en raison de sa capacité à absorber les autres genres (poésie, théâtre et essai) -, le roman n’en demeure pas moins "un genre […] pléthorique, éphémère, facile, c’est-à-dire difficile, le genre le plus guimauve qui soit du champ littéraire, le plus apparemment invertébré"… Et de mettre en garde : "… mais c’est une illusion, car il est tout un art du roman qui a très bien su se vertébrer et continuer de le faire" (318). Aussi Jacques Jouet – toujours aussi enjoué ! – va-t-il chercher du côté de la culture, de la structure et de la mise en abyme – et du récit et de l’auteur – de quoi redynamiser cette forme galvaudée et lui assurer une excellente tenue. Ainsi, dans ce texte multiforme, ce "roman gonflable" qui procède "par grossissement embryonnaire" (31), trouve-t-on ce genre de mise en abyme : "Dans son Roman de papiers, Milos sera un personnage nommé Milos. Le personnage est une potentialité d’un être vivant. Mais aussi, réciproquement, un être vivant peut bien un jour être quelque chose comme la potentialité d’un personnage. Puisque Milos avait été dans le communisme, il serait dans Le Cocommuniste et dans Roman de papier et dans Roman de papiers" (290)… Et le lecteur de se perdre avec humour et philosophie dans une galerie des glaces, un jeu de miroirs entre réalité et fiction, personnes et personnages, textes de l’auteur et textes imaginaires.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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