[Chronique] Matthieu Gosztola, Mettre en scène Richard III (Littérature et théâtre 3/6)

[Chronique] Matthieu Gosztola, Mettre en scène Richard III (Littérature et théâtre 3/6)

novembre 15, 2017
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[Chronique] Matthieu Gosztola, Mettre en scène Richard III (Littérature et théâtre 3/6)

Le personnage éponyme de la pièce de Shakespeare Richard III, dernier de tous les Plantagenêts, « s’avance sous les feux », comme un figurant « de la nuit qui dormait en chacun de nous », pour reprendre la formulation de Daniel Mesguich dans Estuaires (Gallimard, collection Hors série Littérature, 2017). « Si l’acteur, sur la scène, s’avance masqué », – et c’est le cas, chez Thomas Ostermeier, de Richard, avant la visite nocturne des spectres –, « c’est pour que mieux se démasque à lui-même, assis dans la salle, le spectateur. »

« Les personnages de théâtre ne sont pas. Ou, s’ils sont, remarque avec justesse Daniel Mesguich – et cela s’applique parfaitement à certains personnages de Shakespeare, parmi lesquels figurent, en bonne place, Hamlet et Richard –, ce n’est que de se faire les révélateurs (comme on dit en photographie) de ces forces mystérieuses que nous sommes, que nous devenons. Sur les théâtres, ces choses (qui ne sont pas des choses) – ces spectres, ces flux d’êtres, ces lignes improbables (et chaque nouvelle mise en scène leur donne, par de nouveaux acteurs, visage nouveau) – s’avancent soudain en pleine lumière devant le spectateur désaveuglé (la lumière s’étant, dans la salle, éteinte sur lui, c’est la condition), et lui montrent enfin – c’est le moment de la re-présentation – telles prises de figure (comme on dirait « de parole ») de l’infigurable en lui… en nous. Car aussi l’opération se fait, au théâtre, en commun. En propre, et en commun. »

La première représentation répertoriée d’un Richard III de Shakespeare date du 16 novembre 1633, par les Comédiens du Roi, à la Cour, devant Charles Ier et la reine française Henriette Marie.

Marqua fortement les esprits David Garrick, qui devint immédiatement célèbre en 1741, dans ce premier rôle, « pour son geste de terreur "sublime" en Richard III hanté sous sa tente, à la veille de Bosworth, qui lui valut d’être immortalisé par William Hogarth dans une toile de 1745 » (Musée de Liverpool).

Plus récemment, il y eut Ian McKellen – Gisèle Venet s’en souvient avec émotion –, « seul en scène dans Acting Shakespeare, en 1977, sur la scène de l’Odéon à Paris, vêtu d’une banale chemise, sans accessoire, sans grimage, on pourrait dire sans grimace […], [qui] incarnait tour à tour Roméo, Hamlet, Antoine, César, Macbeth, puis [qui], soudain, par le simple rehaussement d’une épaule, une torsion légère du cou, un effet de bascule à peine marqué d’une hanche, […] devenait instantanément ce Richard contrefait qui laisse filtrer des mots trop précis d’un texte entre des lèvres soudain mal ajustées, les chargeant d’une cruauté inouïe. »

Beaucoup plus récemment, il y eut, à Chaillot, la vision pétrie d’intelligence d’Ivo van Hove – cela restera l’un de mes hauts souvenirs liés au théâtre –, vision d’une acuité sœur de la plus grande sensibilité (sincérité) qui soit (servie magnifiquement par la scénographie et les lumières de Jan Versweyveld), avec la fin (l’aboutissement) de Kings of War (Chaillot, du 22 au 31 janvier 2016), spectacle né tout à la fois de Henri V, de Henri VI et de Richard III, avec une traduction de Rob Klinkenberg et une adaptation de Bart van den Eynde et Peter van Kraaij (production Toneelgroep Amsterdam, coproduction Barbican à Londres, Théâtre National de Chaillot, Wiener Festwochen à Vienne, BL!NDMAN à Bruxelles, Holland Festival à Amsterdam et Muziektheater Transparant à Anvers).

Pour en revenir à la scène de l’Odéon, il y eut la mise en scène de Thomas Jolly, que j’ai détestée (platement illustrative, gratuitement ludique, dévoyant – en le noyant dans des flots de musique outrée ponctuée par des faisceaux lumineux nés du goût du metteur en scène pour Star Wars – l’intégrité du texte de Shakespeare, alors même qu’il l’a – Ô paradoxe ! – conservé dans son entier…), du 6 janvier au 13 février 2016. Et, du 21 au 29 juin 2017, la reprise (déjà évoquée) du Richard III « de » Thomas Ostermeier, directeur de la prestigieuse Schaubühne de Berlin (voir un aperçu de la saison 2017-2018 ici) – en allemand surtitré –, avec Thomas Bading, Robert Beyer, Lars Eidinger, Christoph Gawenda, Moritz Gottwald, Jenny König, Laurenz Laufenberg, Eva Meckbach, David Ruland et le musicien Thomas Witte, – reprise que j’ai adorée (Avignon fut le lieu de sa création, en 2015).

La réussite – extrême – du Richard III « d’ »Ostermeier tenant à l’alliance, si féconde, entre le metteur en scène et « son » comédien Lars Eidinger, qui ne joue pas – à proprement parler – Richard, mais Lars jouant Richard. Ce faisant, il illustre la définition que Daniel Mesguich donne du comédien : « Tout acteur qui entre sur le théâtre n’est plus tout à fait une personne. Il est une indécision, si l’on veut, entre acteur et personnage ».

Combattant, de tout son corps, de toute son âme (mais avec douceur : la douceur qu’incarne une apparition dans sa vérité), le quatrième mur, Lars Eidinger permet à Ostermeier d’affirmer (dans Le Théâtre et la peur, traduction de Jitka Goriaux Pelechová, préface de Georges Banu, Actes Sud, collection Le temps du théâtre, 2016) : « […] la scène sans s’abriter derrière le quatrième mur stanislavskien laisse les courants circuler, permet aux énergies d’éclater au vu et au su de la salle. Nous sommes également impliqués […] ». Lars Eidigner permet à Ostermeier de faire du spectateur « un partenaire et non pas un destinataire », et de faire du théâtre un art du moment.  « Ce qui m’intéresse de plus en plus, confie ainsi le metteur en scène à Georges Banu, c’est l’art du moment, dans le sens où je rêve de retrouver la vérité du moment sur scène. Augenblickskunst : l’art de l’instant. L’utopie, c’est une vraie rencontre sur scène, entre les personnages, avec les acteurs, où, à partir du rythme de la scène, à partir de la situation, à partir de la joie d’être sur scène, il naît un oubli d’être sur scène ; c’est alors que la "vraie" rencontre avec la situation, avec le partenaire, avec le public peut avoir lieu. Cela se déroule au temps présent sur la scène et ne peut pas être calculé auparavant dans la salle de répétition. En même temps, il faut le cadre, l’échafaudage construit pendant les répétitions, pour atteindre cette liberté de l’instant où l’acteur se trouve dans cette situation de l’oubli. »

Interagissant avec les individualités qui composent le public, les poussant à toujours plus de regard, plus d’écoute, offrant – en leur permettant, par ses agissements et ses paroles, de prendre charnellement conscience de l’épiphanie d’un présent qui est présence pleine et pleinement nourrissante – le spectacle d’un homme « prenant le risque d’échouer » (comme il le confie lui-même au micro de France Culture le 23 juin 2017) dans ses – pour le moins – audacieuses improvisations, Lars Eidinger rend toujours justice au texte qu’il sert, puisqu’agissant comme il le fait, dans la façon qu’il a de volontairement abdiquer le surmoi (comme en témoigne son absence – accomplie – de gêne), il rejoint l’essence même des personnages auxquels il semble avoir voué sa vie : Richard et… Hamlet. Je me souviendrai ainsi longtemps, très longtemps de la reprise d’Hamlet (du 19 au 29 janvier 2017) au théâtre Les Gémeaux de Sceaux (magnifique ouverture !), reprise au cours de laquelle Lars Eidinger a interrogé un spectateur, avant de venir se battre avec Laërte : « Avez-vous peur ? », et ayant cueilli cette réponse : « non », il a ajouté : « moi, j’ai peur. On a tous peur. C’est pour ça qu’on est là », répétant : « On a tous peur. C’est pour ça qu’on est là ». Peu de temps avant, il avait fait circuler un micro, puis avait questionné, dans une lenteur et une douceur conquises, telle et telle personnes : « Est-ce Hamlet qui blessa Laërte ? », avant de reprendre : « Est-ce Hamlet qui blessa Laërte ? […] / Si Hamlet pour un temps est absent de lui-même [If Hamlet from himself be tane away], / Et n’étant pas lui-même a des torts pour Laërte, / Hamlet n’y est pour rien. Il répudie cet acte. / Qui l’a fait ? Sa folie. […] » (traduction de Jean Malaplate, José Corti, 1999).

Aucune de ces mises en scène n’a encore pu être découverte par vous ? « Toutes les mises en scène passées de ce texte, [La Tragédie de Richard III] (et celles des autres textes aussi bien, car s’il n’y a, aujourd’hui, à lire que ce texte, et rien hors les mots même qui le constituent, ce texte est un texte, et, à ce titre, un monde entier connecté à tous les autres textes, ces autres mondes entiers), toutes les mises en scène donc – et quand bien même on les croirait "mortes" –, bruissent encore, pour qui tend l’oreille, dans les coulisses, dans les cintres, et sous les planches de la scène. Toute mise en scène, toujours, se souvient » (Daniel Mesguich).

Aller plus loin :

Thomas Ostermeier, entretiens avec Sylvie Chalaye, Actes Sud, collection Mettre en scène, 2016 (Ostermeier revient sur sa formation à Berlin, entre beaux-arts, musique et art dramatique, sur ses expériences à la Baracke, sur ses compagnonnages comme sur ses influences croisées).

Ostermeier backstage, traduit de l’allemand par Laurent Muhleisen et Frank Weigand, L’Arche, 2015 (passionnant livre d’entretiens, au plus près de l’homme, du créateur).

– Ivo van Hove, la fureur de créer, Les Solitaires Intempestifs, collection Du désavantage du vent, 2016 (avec des contributions d’Ivo van Hove, Georges Banu, Anaïs Bonnier, Christophe Candoni, Simon Hagemann, Christine Hamon-Siréjols, Tiphaine Karsenti, Chloé Lavalette, Florence March, Frédéric Maurin, Edwige Perrot, Romain Piana et Éric Ruf). 

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