[création] Ceci n'est pas une fiction (II) par Emeric Amort

[création] Ceci n’est pas une fiction (II) par Emeric Amort

décembre 3, 2008
in Category: créations, UNE
0 2505 0

  Bois de Vincennes (24-11-2008).

Jean est dans les bois. Jean connaissait Francis. Francis est mort il y a de cela quelques jours. Le froid tue car l’organisme humain ne peut infiniment s’autoréguler face aux variations climatiques de la nature. L’organisme humain peu à peu, à force de devenir de plus en plus humain et inversement de moins en moins animal, ne peut plus stabiliser sa température face aux variations annuelles des saisons.La physiologie n’est pas naturellement animale, comme elle n’est pas naturellement humaine. Francis est mort non parce qu’il avait froid, mais parce qu’il s’est chauffé du fait que son corps ne pouvait supporter le froid. Le corps ne supporte pas non plus d’être chauffé n’importe comment, car le corps respire et que se chauffer produit aussi des gaz nocifs que le corps ne peut supporter. Jean est dans les bois, entre des planches qui sont comme un cercueil pour sa vie sociale, mais qui sont aussi une maison vue des bois. Mais cette maison n’est pas issue d’un conte de féesEt pourtant quand Jean parle, il dit "il était une fois", quand Jean parle aux journalistes il dit "il était une fois" comme dans les contes. Mais les contes ne finissent pas tous par un mariage et de l’espoir. Jean explique que quand il dit "il était une fois" commence le début d’un cauchemar qui est dévenu la vie, comme dans un film fantastique où à partir du réel tout peu à peu devient incohérent car le fantastique transforme ce qui est habituel et sécurisé en moyen de propager de la peur. Jean dit que quand il dit "il était une fois", c’est le début d’une plongée en enfer, qu’aucun film fantastique ne saurait représenter car la douleur de la plongée est si intime et si singulière que la représentation du film fantastique ressemblera toujours à une fiction vue de l’extérieur : de l’autre côté de l’écran cinémascope. où l’on voit une jeune femme bannie être recueillie par des nains gentils. Jean ressemble à un nain, parce que la vie l’a ratatiné, mais sa maison en planche est un réduit qui ressemble à un cercueil non enterré en périphérie de la ville où il y a des immeubles chauffés. Jean pue car il ne se lave pas, parce que la maison des bois n’a pas de douche comme les immeubles qui sont dans la ville. Jean pue mais ne se sent pas, car il vit avec son odeur qui est devenue son naturel corporel, comme le parfum Dior de la cadre est devenu le naturel de son odeur corporelle, comme la transpiration du sportif est devenue l’odeur naturelle du corps en effort. C’est parce que l’on s’habitue que peu à peu on ne perçoit plus précisément où l’on en est. C’est parce que l’on s’habitue que Jean pense qu’il est possible de rester dans les bois, et que cela fait trois ans qu’il reste dans les bois comme si c’était naturel pour l’humain d’habiter en périphérie de la ville dans la forêt, dans un réduit de planches mal jointées. Jean parle aux journalistes de Francis qui est mort étouffé par le gaz de son réchaud nécessaire pour que son corps vive, et il dit aux journalistes que c’est étrange car on meurt aussi bien de froid que des moyens pour lutter contre le froid, et donc que c’est une fatalité que de mourir de toute façon. Jean parle aux journalistes et dit que mourir dans les bois ou bien mourir dans un appartement chauffé de la ville revient au même puisqu’à la fin il ne reste qu’un cadavre et que de toute façon on ne s’occupe pas des cadavres puisqu’on les enterre pour mieux les oublier. Jean est debout à côté de son habitacle de planche de bois, et il dit qu’il s’en contente, même s’il pense qu’il aimerait mieux être dans une maison. Mais les maisons sont des propriétés privées qui coûtent de l’argent et que ceux qui en ont besoin en sont démunis. Jean pense qu’il vaudrait mieux aider les sans-abris à reconstruire les maisons abandonnées que de les inciter à revendiquer le logement opposable. Hélène vit à quelques dizaines de mètre de Jean, et elle ne peut se lever car ses jambes ne peuvent plus la porter. Hélène n’est pas comme Jean, elle ne sait plus qui elle est, et ne réussit plus à se nourrir. Hélène est une femme et son odeur parce qu’elle est une femme qui n’a pas de douche est plus insistante que celle de Jean qui est un homme sans douche. Hélène ne peut plus se lever et elle montre aux journalistes ses jambes, où l’on voit les stries de règles récentes alors qu’elle paraît avoir un âge où l’on n’a plus de règle. Hélène ne peut pas parler car la douleur des jambes à chaque mot dit, déclenche un rictus nerveux qui l’a fait geindre. Jean dit qu’Hélène a quarante ans alors que les journalistes pensent qu’Hélène a plus de cinquante ans. Mais les journalistes croient Jean, car ils voient sur les jambes grises et boueuses d’Hélène les stries rouges bordeaux des règles récentes qui se sont écoulées de son entre-jambe jusqu’aux mollets. Hélène ne peut se lever car le corps humain ne peut s’élever que si la vie dépasse la nécessité de la matière. La nécessité de la matière dit Jean est celle de ses jambes qui ne peuvent plus porter le corps, car pour que les jambes puissent porter le corps, il lui faut de l’énergie. Dans les bois dit Jean il n’y a pas d’énergie, car il n’y a pas d’épicerie ou de super-marché. Dans les bois il n’y a rien qui puissent apporter l’énergie aux jambes d’Hélène qui sont paralysées comme si elles tentaient de ressembler aux planches de son petit habitacle qui est comme son futur cercueil. Jean dit aux journalistes que la force de l’homme c’est de s’adapter aux circonstances même si celles-ci conduisent à la mort. Jean dit que la force de l’homme est dans l’esprit car l’esprit peut accepter l’inacceptable du corps qui souffre et qui meurt dans l’acquiescement  lent et sans détermination de l’esprit. La force de l’homme pour Jean est celle de la résignation progressive de l’esprit qui contamine le corps au point que l’homme ne soit plus un animal comme les autres tentant de survivre sur la terre. La force de l’homme tient au fait qu’à force de devenir homme ses instincts originaires se sont détournés de lui pour ne laisser place qu’à la résignation de l’esprit qui ne vit pas sur terre, mais qui vit dans un monde. Jean baisse le regard, car une femme journaliste l’a regardé dans les yeux. Jean baisse le regard car il voit une femme belle, qui a une odeur qui n’est pas celle de son corps pourrissant, et qu’il sait que la femme est dégoûtée par son odeur. Jean baisse le regard face à la femme, alors qu’il ne baissait pas le regard face aux autres hommes. Jean baisse le regard, car il a toujours aimé les femmes et qu’il sait que les femmes ne peuvent plus l’aimer, à moins qu’elles ne soient plus réellement des femmes, mais déjà des morts-vivantes comme Hélène dont les jambes sont mortes sous son corps, amenant qu’Hélène soit comme une femme-tronc clouée au sol. Hélène peut pas être belle parce qu’elle n’a pas rencontré un photographe comme Joël Peter-Witkin, qui au Nouveau-Mexique dans les années 80 a réussi à redonner toute la dignité humaine à une autre femme-tronc. Jean a honte, car Jean-Paul Sartre a dit que la honte n’était pas un sentiment solipsiste mais que la honte était un sentiment toujours lié à autrui. Jean a honteParfois la nuit, en secret, en-dehors de ce moment avec les journaistes, en-dehors de cette situation, en écart, en encart, Jean pleure car il pense non plus selon l’habitude, mais en revêtant le regard qu’il avait lorsqu’il était encore ouvrier dans le bâtiment, et qu’il était encore un homme parce que tous les soirs il prenait une douche, et que tous les matins il travallait. Jean pleure car il sent en lui l’infini précipice qui le sépare de lui-même et qui fait que dans ses moments-là il est comme schizophrène, comme divisé en deux. Jean pleure et il espère oublier de se regarder, mais il sait que sans alcool ce n’est pas possible. Jean pleure parce qu’il n’a pas bu, et que la nuit lui semble longue dans son cercueil des bois, à entendre la pluie tomber sur le sol, parce qu’il n’y a plus de feuille l’hiver. car il imagine la femme journaliste qui l’a regardé dans les yeux le juger et qu’il imagine ce jugement comme une condamnation à mort de sa propre existence d’homme. Jean dans cet instant là précis n’est plus un homme car il sait que la femme journaliste ne le regarde pas comme un homme. Jean est comme une créature étrange sortie d’un film d’horreur ou bien un conte où il y aurait des créatures étranges tapies dans les bois. Jean les yeux baissés se sent comme étranger au corps des autres hommes parce que la femme qui le regarde l’amène à avoir honte de lui et qu’il n’est pas comme une créature fantastique acceptant sa nature comme nécessité.

, , , ,
rédaction

View my other posts

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *