[Libr-relecture] Christophe Marmorat, Complexe, par Périne Pichon

[Libr-relecture] Christophe Marmorat, Complexe, par Périne Pichon

mars 6, 2014
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
1 3445 25
[Libr-relecture] Christophe Marmorat, Complexe, par Périne Pichon

Après La Direction des risques et La Fille du froid, Périne Pichon aborde le 5e tome de la série "Ancrage", C o m p l e x e. Nos remerciements à l’auteur pour ses précisions et le dialogue ouvert.

Christophe Marmorat, C o m p l e x e, série « Ancrage », t. 5, 2010, 270 pages, 18 €, ISBN-978-2-9535444-4-2.

 

L’être humain est « complexe », fait d’un enchevêtrement de facettes. S’affirmer consiste à prendre conscience de cette tissure et à l’assumer, aussi bien dans ses teintes sombres que dans ses teintes claires. Juste avant La Direction des Risques, C o m p l e x e, l’antépénultième tome d’Ancrage, de Christophe Marmorat, cherche à exprimer cette tissure, qui est aussi fissure puisqu’elle révèle une fragilité et une obscurité dans l’individu.

C o m p l e x e apparaît donc comme un tournant de la série, non pas au sens exact d’un changement de direction mais plutôt comme une intensification de la démarche d’Ancrage. On peut donc évoquer, sur plusieurs points, un « carrefour » ou « croisement ». D’une part, cette situation de « carrefour » se trouve représentée par ces phrases tirées des livres passés et ces autres, anticipant le livre futur, La Direction des Risques :

« Prendre des risques,
S’afficher complexe,
Prendre des risques,
Homme ou femme,
Peu importe,
le sexe. »

(« C o m p l e x e », Lose Yourself, Eminem)

Ce double regard, un sur ce qui est passé, l’autre sur ce qui est à venir, interpelle sur la position singulière de C o m p l e x e. D’autre part, l’opposition « Face a/ Face b » constituante de l’individu est réfléchie dans C o m p l e x e. Toutefois, cette humaine ambivalence ne se présente pas sous la forme de deux objets opposés, mais se représente dans le tressage, la superposition ou l’ambiguïté des mots.

Déjà, la mise en forme du titre symbolisait cet entremêlement des faces, avec une attente blanche glissée entre chaque lettre : C o m p l e x e. Pour ce qui est de la mise en forme, on retrouve tout de même, comme dans les précédents livres, des séquences de textes regroupés par thème : « Les années », « Les sentiments », « Tentatives Philosophiques » etc. Mais entre les textes, des insertions de phrases reprises des tomes précédents alertent ou appellent le lecteur, cherchent surtout à « l’interpeller* » : « Les phares projettent leurs bras jaunes, Ils zèbrent la nuit. » (nom du livre+référence). Ensuite, par cette page « Famille » qui réunit les noms d’influences de l’auteur (Sartre et Bergson, entre autres), et par une nouvelle pornographique, dont le récit est découpé en fragments intercalés entre les autres textes. Ainsi, cette nouvelle « Transatlantique » perturbe aussi bien la lecture que l’esprit, surpris et pris de malaise face à une description d’une apparente candeur.

Ce mélange fait de C o m p l e x e un lieu d’expérimentation, notamment de l’ambivalence humaine. Cette idée d’expérimentation est présente dans l’exergue, un extrait des Beatles, avec ce verbe « to try » qui se répète. Le livre explore les pulsions, les désirs de jouissance aussi bien que ceux de beauté, voire la perversité :

« Ma conscience dérivait, incapable de se fixer aux dents crantées de la roue du temps. »

(« J’ai connu la souffrance et le néant », « Nausée »)

« Oui c’est le tableau de chairs,
La musique des jambes, en l’air,
Le claquement des cuisses contre les culs. » (Tableau de chairs, « Nausée »)

Située presque au milieu du livre, cette brève séquence précède les « Tentatives philosophiques II ». Le choix de cette disposition, un espace de noirceur juste avant un espace de réflexion, est éclairant : comme si, pour pouvoir avancer dans l’affirmation de soi, il fallait être capable de passer par cette phase de « nausée ». La descente dans les égouts et dans le dégoût de l’humain apparaît comme nécessaire pour assumer pleinement la qualité d’homme. Ce que suggère le texte « De la théâtralisation de la pulsion de jouissance » ou comment assumer et dépasser sa pulsion de jouissance : « Discerner ces deux faces de l’individu permet alors de tracer une frontière et procéder au confinement, à l’endiguement de la pulsion. »

Mais, à travers l’enchevêtrement des pôles négatif et positif de l’homme, on se trouve confronté à un flirt avec les « limites » plutôt qu’à un dépassement de cette opposition Face A/Face B. Il y a un jeu de désir et de tentation d’aller jusqu’à la transgression, de descendre le plus profondément possible sans toutefois passer complètement en-dessous ; juste jouer sur la frontière en un jeu comparable à celui de l’érotisme si on se réfère à la nouvelle lesbienne « Transatlantique ». Cette frontière est ce qui rattache la Face A et la Face B, ce qui enclôt peut-être l’essence humaine. Un jeu d’équilibre donc, ou plutôt d’acrobatie et de défi d’équilibre, où toujours le lecteur est interpellé, perturbé. Et dans ce jeu, l’auteur insiste également sur son vœu de « casser les codes* », d’expérimenter en provoquant une rupture. Curieuse tension entre équilibre et rupture, provoquer une rupture amenant à rechercher un nouvel équilibre, à travailler l’harmonie de soi avec l’autre, avec son environnement.

Cette quête d’équilibre est présente dans C o m p l e x e, à travers l’image de la relation amoureuse. L’une des tentatives philosophiques, « La Cathédrale amoureuse », pose un modèle idéal d’équilibre amoureux, autant dans la relation de soi avec l’autre que de soi à soi et dans « l’amour transcendant ». Un équilibre triangulaire, par conséquent.

Sur des textes plus artistiques, on retrouve cette interrogation par rapport à la relation de couple. Et ce notamment dans les extraits de « Lucie, une femme folk, tentative de roman musical ». La forme de ces extraits par rapport aux autres textes est sujette à des variations : tantôt elle a la densité de la prose, tantôt elle reprend les cassures du vers (selon les définitions conventionnelles de l’une et de l’autre), mais toujours musicale. Lucie est un personnage permanent d’Ancrage, un de ces personnages en évolution qui rythme l’imaginaire de l’auteur. Son histoire se déroule par plans, suivant une rythmique cinématographique. Malgré les coupures entre les fragments, la présence de flash-back musicaux, on arrive à reconstruire l’histoire de cette « femme-sabre » en cours de métamorphose. Ces questions autour de l’amour, du désir et de la relation de couple demeurent cependant ouvertes : d’une part, parce que la réflexion commencée ici se poursuit ailleurs, d’autre part parce que le lecteur est lui-même invité implicitement à réfléchir sur les questions avancées par l’auteur. Tout comme il est amené à reconstruire de lui-même l’ensemble de l’histoire de Lucie.

La réflexion sur la relation à l’autre, qu’elle soit de nature amoureuse ou pas, parcourt Ancrage, mais dans C o m p l e x e elle apparaît comme « plus incarnée* ». On peut d’ailleurs mentionner une tentative d’incarnation musicale dans « La grâce des sentiments » :

Le piano marche au milieu de
La forêt des violons.
Une haie de cuivres sur ce chemin de forêt,
C’est la forêt des violons.

 

            Entrée en scène
…C’est la grâce des sentiments.

 

C’est la délicate,
C’est l’élégante
C’est
L’éclatante,

 

Une évidence. »

(« La grâce des sentiments » Golden Shumbers, The Beatles. Ce texte avait déjà été publié dans La Fille du Froid)

Le corps humain ou le personnage humain sert souvent de médiateur à la musique et aux émotions, notamment à travers l’image récurrente de la danse : Lucie, par exemple, danse en boîte, dans son salon, l’image de la « danse des âmes » apparaît plusieurs fois. Ici le mouvement est entièrement pris en compte par les instruments et les émotions, plus besoin de médiation. On pourrait évoquer une personnification, à travers ce piano acteur d’une marche en forêt. Mais c’est plutôt le procédé inverse : la musique a pris tellement d’ampleur qu’elle semble avoir métamorphosé l’instrument et l’instrumentiste, le sentiment et celui qui le ressent. Plus probablement, elle engendre la perception d’un autre univers, rendu lisible par la métaphore « la forêt des violons ». Un « univers-spectacle », avec des effets de mise en scène, que ce soit par les démonstratifs utilisés, ou par la mise en valeur de cette petite phrase détachée des autres à la fin de l’introduction : « Entrée en scène. » C’est donc bien à une mise en scène musicale et visuelle de la grâce qu’on assiste. Or, Christophe Marmorat tient à cette dimension de spectacle. Ses textes sont marqués par le rêve de faire entrer le lecteur dans un univers multi-sensoriel. Un espace « hors-temps », un « instant esthétique* » où le lecteur lirait, verrait et entendrait en même temps, un « instant d’intensité* » également qui s’assimilerait à une « transe-ploration ».

 

 

 

, , , ,
rédaction

View my other posts

1 comment

  1. Christophe Marmorat

    Merci beaucoup Périne de cette nouvelle analyse de mon travail d’ANCRAGE et de votre relecture de C o m p l e x e, un livre qui me tient particulièrement à coeur dans ma démarche d’exploration identitaire par l’écriture. De votre travail, je retiens tout particulièrement ce passage « … un espace de noirceur juste avant un espace de réflexion, est éclairant : comme si, pour pouvoir avancer dans l’affirmation de soi, il fallait être capable de passer par cette phase de « nausée ». La descente dans les égouts et dans le dégoût de l’humain apparaît comme nécessaire pour assumer pleinement la qualité d’homme. »

    A bientôt peut-être pour le tome 7 !

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *