[Manières de critiquer] Mathias Richard, Pour un déclin du mot

[Manières de critiquer] Mathias Richard, Pour un déclin du mot « roman »

septembre 26, 2013
in Category: chroniques, manières de critiquer
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[Manières de critiquer] Mathias Richard, Pour un déclin du mot « roman »

En ce temps de "rentrée-littéraire", et donc de triomphe-du-roman, nous remercions Mathias Richard – l’auteur du Manifeste mutantiste 1.1 – de nous permettre de partager avec son site Mutantisme cette réflexion critique des plus salutaires.

Introduction

Vient un moment où certains mots ne semblent plus correspondre aux choses qu’ils désignent. C’est d’abord une impression, un mouvement instinctif, avant d’être un mouvement intellectuel, articulé.

C’est, pour moi, le cas de l’usage du mot « roman ». Ce dernier, apposé aux travaux les plus divers, semble aujourd’hui être vidé de sens. Sinon celui d’une logique de vente (rassurer le lecteur sur le potentiel de distraction de l’écrit en question), qui est certes une logique puissante et que l’on aurait tort de négliger (celle de l’argent), mais ce n’est pas une logique liée à la réalité des écrits.

Je pourrais, comme tout le monde, m’en satisfaire, m’en foutre, m’arranger avec cela comme d’un pis-aller.

Mais je trouverais plus juste 1/ de ne pas utiliser ce mot ; 2/ sinon de ne l’utiliser qu’en certains cas précis ; 3/ de créer et utiliser d’autres mots. Cela s’origine dans une recherche, celle de ne pas être pris dans le langage et la culture comme de simples passagers qui ne questionnent rien.

La littérature devrait être l’école de la liberté, sa pratique (ce qui fait qu’elle ne peut être dans une position confortable, elle doit toujours être lutte, échappement, recherche, questionnement, doute, remise en question, pied de nez, déplacement) ; or elle est constamment menacée par l’académisme et le conformisme social.

Pour moi, la lecture, l’écriture, les livres, les textes, furent une école de la liberté, de la compréhension du monde, un lieu de partage des cerveaux et sensations entre corps isolés dans l’espace et le temps, permettant de ne pas être complètement prisonnier de ses origines et déterminismes.

La littérature est une école de la liberté, une ouverture à l’autonomie de pensée, un mode de connaissance, et je suis sensible aux mots qui emprisonnent, ou détournent de, ou faussent, ce à quoi ils sont censés référer.

 

Constat : omniprésence

On constate un choix (des éditeurs, auteurs, ensuite repris (vectorisés) par les journalistes, les bibliothécaires, les professeurs, les lecteurs…) : apposer, sur les couvertures, pour des raisons extérieures à la littérature, le mot « roman » à tout et n’importe quoi.

Il s’agit d’une véritable épidémie. Le mot roman est un mème qui a réussi. En littérature, il sert de mot-valise, alibi, talisman, placebo. C’est un mot que tout le monde fait rouler dans sa bouche par imitation et pour avoir un impact social.

Remplaçons le mot « roman » par « bouloutch » :

– je suis en train d’écrire mon dernier bouloutch

– alors dans votre bouloutch

– la théorie du bouloutch

– le nouveau bouloutch

– devenirs du bouloutch

– le bouloutch en question

Etc.

On se demande si le signifié du mot « romancier » n’est pas essentiellement un « homme bourgeois en chemise et veste posant assis à la terrasse d’un café de centre-ville ».

 

Hypothèse 1 (version officielle) : le roman est un genre vaste, immense, protéiforme, indéfinissable et insaisissable.

 

Il y a une théorie, une supposition : celle que le roman serait un vaste genre protéiforme, une forme blobesque illimitée qui engloberait, absorberait, intégrerait, amalgamerait tout.

Le roman, « catégorie littéraire la plus vaste et la plus indifférenciée au point de vue du marché du livre », est une forme, un genre, qui ne peut être défini. Il tolère en son sein toutes les formes possibles, tous les discours, ignore ses propres frontières : il n’a pas de dehors.

Cet ensemble disparate résiste aux propositions synthétiques : hyperplastique, polymorphe, transformiste, omnivore, de tout pour peu que cela raconte quelque chose, c’est de tous les genres le plus flexible, le plus changeant, multiforme (il a pu prendre pour principe sa négation même, ou l’aberration volontaire de ses codes). « Le propre du grand roman moderne a été de se vouloir un genre total absorbant en lui tous les autres. » Il n’est le lieu d’aucune spécificité : aucun langage, aucun registre, aucun objet, aucune poétique ne le qualifient, n’en sont le propre. Mais tout est lui.

 

 Hypothèse 2 (version mutantiste) : le roman n’existe pas.

 

Mais alors, si le « roman » est sans contrainte, si l’on peut tout y mettre, tous les contenus… pourquoi garder ce mot ? Comment quelque chose qui est sans contrainte peut être opératoire ? Si c’est opératoire, c’est qu’il y a de la contrainte, ou au moins un cadre, des règles. Si c’est la liberté totale, il est alors bizarre de garder ce mot « roman », d’y tenir.

On en vient parfois à cet étrange argument tautologique : le roman est parce que le mot roman est. Le roman est parce que le roman est. – Un roman ? C’est un roman.

Cet « argument », assené comme une évidence indémontrable, est le signe et le vecteur d’un dressage par les mots.

Nous concluons plutôt ceci : le roman ne peut être défini, car il n’existe pas.

Le mot « roman » n’est pas opératoire pour définir, rendre compte d’une partie de la littérature placée sous cette appellation.

« Roman » est un mot-valise que l’on agite et appose à des formes diverses et qui n’ont guère en commun.

A certaines époques il a pu signifier quelque chose de précis. Ce temps-là n’est plus. Cette appellation a des justifications historique et économique mais n’a pas aujourd’hui d’existence formelle objective.

Le terme de roman devrait être remplacé par celui de livre ou de texte (à la rigueur : littérature).

 

Tenter de définir le roman relève de la théologie ; cela revient à discuter du sexe des anges.

Il suffit de lire les ouvrages qui lui sont consacrés. Des milliers de pages et pas une seule définition claire.

Balayons certains arguments : le multifocal, la polyphonie et le rapport au « réel » ne sont pas une spécificité du « roman ». Le théâtre, la poésie, le document, l’essai, peuvent tout autant avoir ces caractéristiques.

Tout mettre sous le nom de roman est juste une vieille habitude.

Cette appellation est principalement un argument de vente. Sur les couvertures, la mention générique « roman » est une simple convention éditoriale et commerciale.

L’usage de ce mot apparaît souvent comme absurde, tournant à vide (vidé de sens). La standardisation de cette appellation laisse perplexe ou semble peu pertinente.

Le roman a certes une existence historique, mais n’est pas une forme pouvant être aujourd’hui définie selon une série de critères objectifs : un flux de conscience, des jeux sur le langage, une description de 100 pages sans personnage, des collages/montages de documents, tout cela est allègrement mis sous la même bannière « roman ».

La phrase du roman n’est pas différente dans ses caractéristiques de certains vers. La phrase du roman n’est pas différente en intensité de la phrase de la poésie. Et inversement. La poésie fictionne, explore, utilise toutes sortes de voix et voies.

Un certain « roman » recourt à ce que le poème traditionnellement mobilise (fragmentation, art de la coupe et du montage, souci du mètre, spatialisation du texte, surdétermination typographique, etc.), tandis qu’inversement le « poème » ne rechigne ni à la prose – chose entendue par lui depuis longtemps – ni à la narration, ni même à la construction d’intrigue.

De scénario à récit à poésie, à conte à théâtre à pensée, à essai à article à roman, à biographie à historiographie à document… : mélanges, alchimies. Des romans sont des poèmes, des essais sont des écrits mystiques, des articles de critique rock sont des épopées. Avec le « Nouveau Roman », il y eut abandon de l’intrigue, du personnage, de la psychologie, de l’omniscience. Il arrive que le texte entier d’un « roman » ne soit plus que langue et rythme, ou document, ou description, créant un rapport « désintrigué » (sans intrigue) au temps et au sens.

Le fait de déclarer aujourd’hui que le roman est en perpétuelle évolution et renaissance, indéfinissable, cannibale et multiforme, plutôt que de simplement constater qu’il n’existe objectivement pas, et que la réalité devrait être découpée autrement, témoigne d’une difficulté (peur, méfiance) des gens à penser hors des catégories qui leur sont données, à penser out of the box (hors de la boîte, hors des cases) pour reprendre l’expression anglaise.

Aujourd’hui, le roman est :

– un concept éditorial (un mot que l’on met sur des couvertures) ;

– une fiction sociale (il y aurait quelque chose que l’on appelle le "roman").

Dans la réalité, il y a des textes, avec des compositions, des structures différentes, et si l’on voulait les classer, il faudrait inventer, utiliser, des genres et des catégories différentes de celles existantes.

La littérature a craqué de partout, tout est mélangé, recomposé.

Ce n’est pas le roman, ou la poésie, qui absorberait l’autre, ou les autres genres ; c’est l’ensemble de la littérature qui a peu à peu pris ses aises, découvert sa liberté, et comme des peaux mortes les catégories qui lui étaient apposées (qui la vêtaient) sont tombées.

 

 Croisée des chemins

 

Après le design/graphisme du support/objet (forme, couverture, format, tranche, 4e de couv, couleur, image, photo, épaisseur, papier, disposition, maquette, type d’écran/affichage…), le genre est le premier échange implicite entre le texte et le lecteur.

Sur les couvertures des livres, le mot « roman » m’emmerde.

Je propose donc de changer de paradigme et de changer les mots (les appellations) pour décrire les travaux littéraires.

Si les études herméneutiques (herméneutique = art de la lecture/explication/interprétation des textes) concluent que les distinctions roman/poésie ne sont pas valides, alors il faut appliquer ces conclusions et arrêter d’utiliser ces distinctions dans l’édition, la bibliothèque, la librairie, etc., car ces catégorisations faussent et limitent la perception des œuvres, et la production d’œuvres libérées de ces délimitations artificielles.

Passé d’erreur-errance sympathique à rouleau compresseur aveugle, le mot « roman », en français, n’a pas à se coller à toute chose écrite sous prétexte qu’elle comporte des éléments narratifs.

Le champ littéraire a évolué et il ne faut pas l’enfermer dans des mots anciens et mal adaptés (des mèmes triomphants mais vidés de sens).

Le mieux à mon avis (les deux solutions me conviennent et ne sont pas incompatibles) :

1/ soit on évite de nommer un texte de création par un genre et on garde simplement la catégorie « texte » (ou « littérature ») (= table rase) ;

2/ soit on crée des nouveaux mots, genres, catégories, on redécoupe le langage pour l’enrichir (et du coup enrichir toute la réalité, puisque le langage structure notre vision du monde), y créer de nouveaux plis. (= reconstruction)

Dans le vocabulaire existant sur le sujet, seuls les mots "texte" ou "livre" signifient quelque chose

C’est à partir de la restriction à ces mots qu’il est à nouveau possible, dans un second temps, de définir des formes et des genres.

C’est le parti pris mutantiste, qui propose la table rase des genres existants, et une reconstruction à partir de cette table rase.

Cet acte tire conséquence de la littérature des siècles passés.

 

Restriction du terme

Est-il souhaitable que l’infini de la créativité soit toujours mis sous la même bannière d’un seul mot ? Nous pourrions avoir 1000 mots à la place de ce que l’on nomme « roman ».

A défaut de pouvoir détruire immédiatement ce mot (ce qui me semble bien plus simple et souhaitable, destruction que j’ai appliquée dans mon cas personnel, tant en tant qu’auteur qu’éditeur), mais pour atteindre cet objectif ultérieurement, on peut stratégiquement le réduire à son cliché et éviter, refuser de l’utiliser pour d’autres textes plus inventifs ou simplement différants.

A défaut de pouvoir se débarrasser immédiatement et totalement de ce mot (son ancrage social étant trop fort pour cela), nous proposons de circonscrire le mot « roman » à une définition stricte, et laisser les textes qui ne veulent pas être appelés « roman », les laisser libres de toute définition générique, ou créer des mots et termes et genres supplémentaires pour les formes infinies que prend l’esprit humain sous forme d’écriture.

Nous pouvons resserrer le sens du mot, réduire cette appellation standardisée à sa forme la plus standardisée et schématique.

Cette catégorie textuelle correspond alors à ce que l’on pourrait appeler l’industrie de la fiction, ou la fiction industrielle, ou encore la littérature de compétition commerciale.

Sa définition est une narration, disons de plus de 80 pages, organisée de façon claire et distrayante en chapitres mettant en scène des actions et personnages (intrigues, événements, psychologie, histoires…), construite avec un début et une fin.

Cette catégorie textuelle est un peu le spectre de ce que fut le roman triomphant au XIXe siècle.

Nous serions tentés de dire que, d’un point de vue « plaisir de consommation de fiction » / « shoots fictionnels », aujourd’hui les séries télévisées, les films, les mangas et les jeux vidéos racontent de meilleures histoires que ne le font les livres, et ils le font mieux : l’ignorer, c’est se condamner, comme nombre de romans contemporains, à ne produire que des décalques de films ou de sitcoms, des synopsis.

Il ne s’agit pas ici de nier le plaisir et l’intérêt de la fiction industrielle, mais de rappeler que cette forme dominante circonscrit en fait un tout petit champ en regard de l’étendue du possible, de l’imaginaire, de l’immensité sans limite des galaxies écrites.

 

 

Vers la machine [réinitialisation/exploration/reconstruction]

 

Si l’on enlève la fiction à la littérature (le malentendu est tel que certains ne voient la littérature que comme un réservoir à scénarios), il est intéressant de voir ce qu’il en reste : la spécificité littéraire, l’écriture, sismographie et boîte noire de la conscience humaine.

L’écriture est un instrument de recherche, un moyen d’investigation de l’esprit, de l’homme. Les textes n’ont pas de limites, ils sont à la fois philosophie, épopée, psychologie, histoire…

La littérature peut être considérée comme un outil neurobiologique et éthologique de témoignage de conscience et système nerveux des grands singes, une notation, un relevé sismique d’intensités (hautes, basses, médiums…), prenant toutes sortes de formes (et non pas trois ou quatre).

Nous tenons avec la littérature l’occasion de formuler des hypothèses divergentes, de faire des expériences, d’éprouver de nouvelles façons d’être.

Dans tous les domaines de la création, des expérimentations effacent délibérément les repères, transgressent les codes, inventent des modes hybrides d’effectuation, rénovent et amplifient leur efficace.

Beaucoup de textes tendent aujourd’hui à des formes plus proches de ce que l’art contemporain appelle installation, c’est-à-dire une juxtaposition d’éléments entre lesquels on puisse circuler, un texte préparé comme le sont les pianos, bref, une machine.

Tout comme la poésie classique a créé les rondeaux, les sonnets, les fables ou la poésie en prose, l’écriture d’aujourd’hui peut créer des formes et des formats.

Cette réinitialisation dans le champ littéraire est un schéma qui peut être appliqué à d’autres champs, en particulier le champ politique, et le champ religieux.

Les catégories actuelles n’y ont plus de signifiance.

Tout doit y être repensé, réorganisé, reconstruit.

Au lieu de reprendre des formes socialement répandues, mais en réalité périmées, j’encourage chaque écrivant à développer, créer, ses propres formats et formes.

 

***

 

– Chérie, c’est quoi une "machine mutantiste" ?

 

 

– Ce sont des outils créant des formes qui créent de nouveaux genres et catégories, mon amour.

 Tant de choses sont à renommer et repenser aujourd’hui… Les mots des siècles passés ne nous sont pas d’une très grande aide !

 

 Conclusion

 

– Mais, Monsieur Mutantiste, pourquoi est-ce tellement important pour vous cette histoire de roman ou pas roman ? On s’en fout non ? Il y a des choses plus importantes dans la vie !

– Ce n’est certes pas le seul usage de mot que je critiquerais. Il se trouve que, dans la culture française, il est exemplaire et révélateur d’une frénésie de conformisme s’emparant de formes initialement anticonformistes.

L’usage de ce mot me semble révéler une acceptation sans questionnement du monde tel qu’on nous le donne à la télévision, à l’école, l’université, à la radio, dans les journaux, dans l’édition, sur internet, dans les bibliothèques et dans tous les relais de la culture : un dressage par les mots.

L’usage des mots révèle notre pensée, et constitue un positionnement. On peut se contenter de reprendre le monde des autres. On peut tenter de le modifier et/ou de l’enrichir.

Un jeune homme ulcéré m’a dit un jour : « mais tout ça on le sait déjà ! » (il évoquait ma critique des catégories littéraires constituées) mais après m’avoir déclaré cela, j’ai constaté qu’il continuait de plus belle, au quotidien, dans ses actes, ses paroles, ses créations, à évoluer dans cette distinction poésie, roman, essai, etc. Conclusion : il ne suffit pas de « savoir » quelque chose, il faut l’appliquer dans les actes, les pensées et le langage.

Je suis persuadé si 1/ aucun genre (solution 1), ou 2/ une multitude de genres différents (solution 2) étaient indiqués sur les couvertures et circulaient dans les bouches, cela bougerait peu à peu quelque chose, tant dans la position et l’attente des lecteurs que dans le mental et la production de ceux qui écrivent.

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rédaction

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1 comment

  1. mahood

    hum… « homme bourgeois en chemise et veste posant assis à la terrasse d’un café de centre-ville »… en voilà un qui lit français 🙂 oh c’était méchant je sors… comme un prince en citant ce grand sfr, « un jour peut-être on regardera ses films dans sa main », ce qui ne devrait pas déplaire à Mathias qui connait bien :*:*:*

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