[Espitallier : Libr-Java - 3] Jean-Michel Espitallier et le petit vélo, par Guy Darol

[Espitallier : Libr-Java – 3] Jean-Michel Espitallier et le petit vélo, par Guy Darol

janvier 19, 2013
in Category: chroniques, UNE
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Il y avait Jarry et la bicyclette… Grâce à la savoureuse évocation de Guy Darol, il y a désormais Jean-Michel Espitallier et le petit vélo – ce qui n’est pas rien quand on sait que le sport ne trouve pas grâce auprès de l’auteur de L’Invention de la course à pied

Je revenais d’une moisson d’images dans mon pays d’enfance. Une fois de plus, j’avais cédé à des appels du côté de la Place des Vosges où le passant désœuvré, en suivant mon regard, avait raison de croire que je guettais l’occasion de commettre un larcin. J’avais bien cette idée en tête et elle m’était venue à l’instant où Jean-Michel, au bout de l’ébonite, avait convenu que l’on se retrouverait à la terrasse d’un bar situé rue de la Roquette. Notre rendez-vous me rapprochait d’un lieu qu’il serait exact de nommer l’édifice du souvenir. J’avais organisé mon temps de manière à traîner devant la façade crème d’un immeuble où j’avais vécu et je me savais contraint, mes parents l’ayant quitté quelques années plus tôt, à demeurer immobile face à la porte d’entrée. Il était inutile de faire un pas de plus, personne ne m’aurait reconnu. Une étrange attraction m’amenait là, et c’est une manie qui me poursuit encore, comme si je m’attendais chaque fois à me croiser mais alors habillé de culottes courtes. Il me semblait que je remontais le temps. J’avais trouvé le moyen d’aimanter les aiguilles de l’horloge à l’heure où rentrant de l’école, je saluais maman, croquais une tartine et glissais sur des patins jusque dans ma chambre. C’était, avant de rédiger les devoirs du soir, le moment d’écouter un disque, celui que l’on m’avait offert en récompense de je ne sais quel exploit, le Sgt. Pepper’s des Beatles. Je ne restais pas longtemps devant la porte vitrée où je collais mon front. Le hall de marbre était intact et surtout ses plinthes assez larges où je faisais rouler des voitures Norev et Dinky Toys : Sunbean Alpine, Triumph Spitfire, fourgon Citroën Type H. J’avais honte. Je supposais que l’on finirait par m’interroger. Je traversais la rue, contemplais les fenêtres. Ce dernier coup d’œil suffisait à me requinquer. L’édifice tenait toujours debout.

Le trottoir m’était familier qui va de la rue des Minimes au boulevard Beaumarchais. Je souriais aux vitrines qui ne changent pas d’enseigne, à la boulangère au coin du Pas-de-la-Mule, au marchand de journaux qui n’a pas cédé son étroite boutique à un vendeur de happelourdes, à Paul Beuscher et à ses claviers à tirettes, au set de fûts Tama qui me suivrait un jour, juste en claquant des doigts. Adonisé d’une veste à brandebourgs, il m’attendait cigarette à la main, devant un bock de blonde. Le visage tourné vers les colonnes du cinéma Lux et les escaliers de la gare comme s’il savait que je savais qu’il n’y avait là que des images de cartes postales. L’attention était touchante mais on ne fait pas rouler sur des rails un tas de cendres non plus que l’on radoube un écran déchiré. C’était un choc résurrecteur. Je découvrais une copie vivante d’un fragment de pochette, l’un de ces hussards sans sabretache immortalisé par Peter Blake pour son portrait de famille. À peine assis, il exposa son attachement aux Beatles et sa pratique de la batterie. Ce qui m’amena à parler de Zappa sur un point de ressemblance. Jean-Michel est de ceux qui possèdent la science des Beatles au-delà du delà. Il n’ignorait pas que le père des Mères de l’Invention avait détourné en farce l’emballage sacré. Il savait que We’re Only In It For The Money est contenant-contenu une parodie du Sgt. Pepper’s version freakdom. Le démarrage était parfait. Je sentais qu’on allait bien s’entendre.

Mais revenons in illo tempore, au commencement de tout. Il y eut un premier coup de grelot et je me tenais debout. Des mots coulaient en cascatelle, une voix me caressait le conduit et c’était un dictame solaire. Quelqu’un caracolait à mon esgourde qui venait de Barcelonnette, autrement dit du berceau, de la nacelle, du couffin que l’on balance en chantant des comptines. Une voix de l’enfance, singulièrement capricante. Si bien je crois qu’elle me donna envie de battre des pieds, de marquer le temps qui était un swing. Nos bras se croisaient.

Une route de briques jaunes allait s’ouvrir et nous allions lancer nos jambes jusqu’au Palais d’Émeraude. Je suivais le tempo en évitant le faux-pas. Puis je finis par m’asseoir. Il fut question de prolégomènes. Jean-Michel Espitallier préparait avec Jacques Sivan une revue de mauvais genre. Cela s’appelait Java, projet épique, comme de faire le tour de toutes les avant-gardes mais sur un air de fête. Il avait lu Slangue et la grande tuerie, une macaronée jouant à cligne-musette avec les vers nivelés et il souhaitait me faire danser, que je rejoigne le band. J’étais dans le ton, versicolore, couleur d’arc-en-terre. Seulement, j’avais derrière moi un passé de revuiste qui devinait le chantier, toutes les complications. J’ai hésité. Sur une petite musique timide, j’ai chapecuté non, non, non, non que je vous demande d’avoir à l’oreille comme si vous écoutiez Bourvil. N’empêche qu’on a prévu de se voir. Rue de la Roquette précisément. On ne porterait pas de moustache. Cela pour qu’on se reconnaisse.

En ce temps-là, j’arborais une veste à ocelles et des cheveux encore longs. J’avais l’allure d’une affiche de Victor Moscoso et le goût de l’hallucination vraie qui me permettait de voir, à l’entrée de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, une barricade intacte datant de la Commune. Mais les retours d’acide se font de plus en plus rares. On confabulait en alignant les bocks et c’était un pêle-mêle où Christian Prigent voisinait avec Syd Barrett, Denis Roche avec Maurice Roche, Bill Bruford avec Ezra Pound. La faim huchait. Il fallait faire chère lie. On glissa jusqu’au restaurant le plus proche, buvant dru et mangeant distraitement des pâtes au pesto. Il y eut alors comme un glissement de terrain. Il se produisit une fracture dans laquelle on tomba mais aussi doucement qu’Alice dans son puits, la tête en bas, les yeux tournés vers le passé.

On parlait moins que l’on fredonnait. Il me chanta Java. Je ne me souviens plus très bien de ce que je chantais mais cela devait avoir un rapport avec le Balajo et Jo Privat, son accordéoniste historique. Je pense lui avoir roucoulé Jo Privat parce que mes parents l’adoraient et que c’est au Balajo qu’ils s’étaient rencontrés, en 1953. J’ai sûrement dit que je venais de cette culture et que mes passions papillonnes mettaient Émile Vacher au rang de Stanislas Rodanski, que Gus Viseur valait Jean-Pierre Duprey, qu’André Hardellet était l’égal de Tony Murena. La tête en bas, ai-je dit, tombe tombe tombe. Je voyais le Lapin Blanc courir à toutes jambes et lancer au passage : « Par ma moustache et mes oreilles, comme il se fait tard ! » Jean-Michel ne parut pas surpris. Le boson primordial se lisait dans son regard. Un chaos où James Joyce ne jurait pas à côté de King Crimson, où les trilles d’un chapeau à claque font la paire avec un riff de gratte. Il consentait à suivre toutes les passerelles, du rock au zaoum en caracolant par le musette. On pouvait faire le Tour de France.

Ce que l’on effectua en sirotant une bouteille de grappa. La salle commençait à se vider et les lampes accrochées au plancher diffusaient une lueur de bougie. La route sinuait et des bicyclistes ahanaient. Les miens, ceux de 1968, s’appelaient Merckx, Godefroot, Gimondi. Les siens me sont revenus en le lisant plus tard, un gruppetto serré dans De la célébrité. Herman Van Springel emmenant André Zimmermann, Rik Van Looy, Jean Stablinski tous devant, Godefroot, Gimondi derrière. C’est dans les premières pages du livre. Un faux-départ peut-être mais un aveu tout de même. J’ai pieusement conservé les comptes-rendus de mes Grandes Boucles, minutés à l’encre bleue dans des cahiers de marque Glatigny, tous adornés d’articles découpés dans le journal L’Équipe acheté rue du Pas-de-la-Mule. Je peux donc affirmer qu’entre les godets d’eau-de-vie, cependant qu’Alice dégustait le contenu d’un flacon sur lequel une étiquette exigeait Buvez-moi, nous abordions tantôt le Mur de Grammont, tantôt le Port d’Envalira, tantôt le Col des Aravis. Soit une enfilade d’étapes comprise entre Vittel et Paris, le cinquante-cinquième TdF, celui qui plaça Jan Janssen au sommet.

Lequel avait apporté le cyclisme au dessert ? Ce ne pouvait être Syd Barrett ? Et pourtant, on le voit à bicyclette sur une photographie figurant dans la biographie de Tim Willis traduite par Jean-Michel. Ezra Pound ? Avait-il seulement tenté la patinette ? Qui d’autre que le vertige de la réminiscence, ce crève-cœur qui fourgonne dans la poitrine de tout trentenaire un peu lucide. Nous avions franchi le cap où le temps a cessé de s’étendre à perte de vue. Il nous restait le petit vélo dans la tête et le Tour de France en métaphore. Je vis Jean-Michel intrigué lorsque j’abordai ce thème, cette possibilité. Pour moi, la Grande Boucle est la promesse d’un revenir. Foin de Lance Armstrong, du dopage dont il est d’ailleurs question en 1968 : Raymond Delisle est menacé de suspension. Une contre-expertise confirme les résultats positifs d’une analyse réalisée sur le Giro. Cette année-là, les héros du cyclisme italien, de Gianni Motta à Franco Balmanion, signent une pétition en faveur des produits interdits par les règlements antidoping. « Ils sont nécessaires dans un but thérapeutique. Les contrôles humilient les coureurs et peuvent être interprétés d’une façon erronée par le public. » Jacques Anquetil soi-même a affaire avec la Fédération italienne. Il est soupçonné de récidive. Le TdF, c’est autre chose qu’une épreuve de pureté. Seul Dieu est impeccable, dit-on. Les coureurs sont coureurs dans tous les sens du terme. Ils cherchent à attraper quelque chose d’alchimique. Ce sport est une chrysopée. La seule victoire qui importe est de nier le temps, l’érosion, la fin de toute vie. L’usure qu’on ne peut déjouer qu’en usant de bocks de bière, de pichtogorne, de grappa, sans parler des recours qui nous permettent d’embrasser plusieurs soleils, plusieurs amours, plusieurs vies.

Nos pupilles s’émerillonaient. On voyait double depuis un certain nombre d’heures. C’est bon d’être janiceps, dans le dur et le souple, de sentir sous ses pieds que le sol n’est plus une réalité emmerdante. Le petit vélo nous embarquait dans le luisant, les boulingrins fleuris où seuls s’allongent les bienheureux. Il me semble que nous étions d’accord sur tout mais principalement sur l’Idée, pas platonicienne pour un sou. L’Idée c’est à bicyclette qu’elle se déroule. Tous les ans devant le petit écran, avec ses paysages verts, ses foules enthousiastes sur le bord de la route, ses vainqueurs, ses perdants, tous égaux en entropie vaincue. Cela, on se le racontait en boucle. Le Tour de France, c’est l’horloge sans gnomon. Pas d’aiguille au compteur. Il revient et c’est toujours la première fois, l’émotion devant la première fille, le premier garçon. C’est pareil. Chaque mois de juillet est une barcelonnette. On naît et on ne mourra jamais.

Il est possible qu’avant de rejoindre nos chacunières, Jean-Michel m’ait demandé une macaronée ou quelque chose comme ça. Pas sûr et cela n’a aucune importance. On se revoit. On se parle et on chante. Alice et le Lapin Blanc ne sont jamais bien loin. Le Balajo n’a pas perdu son enseigne et le TdF court toujours.

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rédaction

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