[Chronique] Karine Parrot, Carte blanche, l'état contre les étrangers, par Ahmed Slama

[Chronique] Karine Parrot, Carte blanche, l’état contre les étrangers, par Ahmed Slama

septembre 10, 2019
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[Chronique] Karine Parrot, Carte blanche, l’état contre les étrangers, par Ahmed Slama

Karine Parrot, Carte blanche, l’état contre les étrangers, La Fabrique, printemps 2019, 304 pages, 15 euros, ISBN : 978-2-35872-179-0.

Les ouvrages traitant des immigrés ou plus précisément de la condition des immigrés en France sont assez rares, voire inexistants en dehors du champ universitaire. Voilà pourquoi « Carte blanche », publié aux éditions de la Fabrique, est un ouvrage unique, permettant de saisir d’une manière assez concrète le système qui régit, actuellement, le contrôle des étrangers en France. L’ouvrage que nous livre Karine Parrot est fascinant à bien des égards ; la composition d’abord, fluide et claire composée de quatre parties se focalisant, chacune, sur une question afférente à la condition des étrangers en France ; la nationalité, la frontière, le contrôle de l’immigration légale et enfin le contrôle de l’immigration illégale. Nous procéderons donc à une exploration succincte de ces quatre parties en gardant à l’esprit qu’il est impossible de rendre minutieusement compte d’une telle somme, tant abondent les exemples – tirés de cas concrets, Karine Parrot étant membre du GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigré.es) –, les discours d’hommes et de femmes politiques ou encore les textes de lois.

Distinguer pour mieux contrôler

Commençons donc par la question de la nationalité, concept qui ne va pas de soi, et qui dispose d’une histoire bien à lui.  S’intéresser à cette « pure construction juridique », c’est s’attaquer au fondement de cet « outil façonné par l’état pour scinder en deux la population présente sur son territoire » (p. 11). Et c’est en explorant l’historicité de la notion de nationalité que Karine Parrot parvient à dégager la manière dont l’état instrumentalise la « nationalité » dans sa gestion des populations. Ainsi les quatre constitutions élaborées entre 1791 et 1799 disposent chacune d’une définition du « citoyen français », mais aucune n’isole la qualité de français de celle de citoyen ; « le fait de s’établir en France est bien l’élément déterminant de la citoyenneté » (p. 13). Mais c’est avec Napoléon Bonaparte et le Code civil de 1804 que se forgeront les prémisses de la nationalité telle que nous la connaissons aujourd’hui ; « est français l’enfant né d’un père français » portant « un premier coup – déjà presque fatal – à ce lien politique entre l’individu et l’état » (p. 14) et qui ne va cesser de s’aggraver au fil des décennies, restreignant de plus en plus les conditions d’accès à la nationalité française.

À partir de 1921, et l’instauration de la carte d’identité, les réformes successives vont illustrer des usages nouveaux de la population étrangère : « repeupler, coloniser, déporter, tandis que la distinction avec l’étranger est elle-même utilisée pour alimenter un discours autour de la race ou de l’identité française ». Validant ainsi les deux acceptions de « distinction » ; distinguer dans le sens de différencier, mais également distinguer en valorisant l’un au profit de l’autre. Un mouvement qui ne va cesser de prendre de l’ampleur jusqu’aux proportions que l’on connaît aujourd’hui.

Affermir les barrières

 Tout comme la nationalité, le contrôle des frontières nationales est une pratique assez récente. Elle remonte à la Première guerre mondiale qui « marque une première étape vers la gestion des frontières : pour la première fois, l’appareil d’état entreprend d’organiser l’immigration. » L’objectif étant de remplacer la main d’œuvre françaisepartie au front en organisant « le transport, le recrutement puis le retour de près de 220 000 travailleurs importés des colonies françaises et de Chine » (p. 50). Avec la Grande guerre, les frontières vont faire l’objet d’une surveillance accrue. La frontière étant l’élément principal d’entrée des étrangers sur le territoire, s’y opérera le tri des individus susceptibles de faire (ou non) leur entrée sur le territoire selon les besoins de l’état en main d’œuvre, assignant les étrangers aux besoins du marché du travail. L’état cherche systématiquement à éviter que les étrangers ne s’émancipent de leur condition, en mettant en place « la carte d’identité et de circulation » qui va permettre d’exercer un contrôle continu sur les étrangers, notamment en matière d’emploi. Il sera impossible à un étranger ayant obtenu une carte de « travailleur agricole » d’être dans tout autre domaine ; l’étranger est cantonné, de fait, aux emplois les plus pénibles et les plus précaires. La libération et l’après-Guerre mondiale sont le témoin du développement d’une mythologie encore à l’œuvre aujourd’hui, celle de l’assimilation, qui distingue, dans la population étrangère même, l’étranger désirable (les émigrés italiens par exemple) de l’étranger indésirable (essentiellement nord-africain), ce dernier étant considéré comme « inassimilable ». Mais c’est surtout avec 1962 et l’indépendance de l’Algérie que l’appareil répressif étatique va être mis en branle (et ce jusqu’à aujourd’hui) avec une violence exponentielle, et qui fait bien souvent fi du droit élémentaire des individus. Violence accrue par la construction européenne qui verra les pays de l’union se doter de moyens militaro-policiers pour empêcher toute entrée illicite sur un territoire devenu difficile, voire impossible d’accès[1].

Immigration légale et illégale, trier, contrôler, précariser, discipliner 

Les frontières verrouillées, il sera d’autant plus simple à l’état de trier et de choisir les éléments les plus utiles parmi les millions d’hommes et de femmes désirant quitter ou fuir leur pays. Ainsi s’opère un tri minutieux des étrangers susceptibles d’entrer sur le territoire français ou plus généralement européen. Ce tri a pour premier critère l’argent, « les personnes riches de nationalité étrangère n’éprouvent le plus souvent aucune difficulté à franchir les frontières, obtenir le droit de vivre en France, faire venir leur famille, exercer le métier de leur choix. » Quant au reste de la population étrangère, si celle-ci a pu obtenir le précieux sésame lui ouvrant le droit au séjour en France, le chemin sera ardu, l’état veillant à précariser de plus en plus la vie des étrangers en France – et cela passe d’abord par l’effacement de la carte de séjour pluriannuelle, en la remplaçant dès que cela est possible pour l’état par des cartes de séjour disposant de durée de validité courte, un an, quand ce n’est pas quelques mois pour les employés. En automatisant de plus en plus les préfectures, transformant ce qui ne devrait être qu’une formalité, à savoir renouveler sa carte de séjour, en véritable chemin de croix, quand le renouvellement n’est pas refusé arbitrairement selon des critères qui échappent à l’étranger ou l’étrangère qui se voit refuser le séjour (légal) en France. L’état agit de deux manières : « il durcit sans cesse les conditions à remplir pour être admis au séjour et, dans le même temps, il précarise à l’infini les personnes admises à vivre en France » (p. 123).

Nous pourrions continuer longtemps ainsi au sujet de cette carte blanche donnée à l’état pour le contrôle et la domination des étrangers et étrangères. Ceci n’étant qu’un bout de la lorgnette de l’abjection à l’œuvre et dont Karine Parrot rend compte de manière chirurgicale, une lecture à la fois difficile, mais ô combien libératrice pour celui qui écrit ces lignes et qui s’est confronté (se confronte encore) à cette machinerie ; car c’est en comprenant et saisissant les déterminismes qui nous agissent que nous obtenons la capacité d’infléchir le cours de choses.

[1]Lire au sujet de la question des visas l’excellente fable politique d’Arno Bertina, Des lions comme des danseuses, La Contre Allée, 2015.

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rédaction

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